UN FACTEUR PATHOGÈNE PRÉDOMINANT Lobsession de la santé parfaite |
|
Ivan Illich
|
Bologne, en donnant lautonomie universitaire au savoir médical et, de plus, en instituant lautocritique de sa pratique grâce à la création du protomedicato, a jeté les bases dune entreprise sociale éminemment ambiguë, une institution qui, progressivement, a fait oublier les limites entre lesquelles il convient daffronter la souffrance plutôt que de léliminer, daccueillir la mort plutôt que de la repousser. Certes, la tentation de Prométhée (2) sest présentée tôt à la médecine. Avant même la fondation, en 1119, de luniversité de Bologne, des médecins juifs, en Afrique du Nord, contestaient leffacement des médecins arabes à lheure fatale. Et il a fallu du temps pour que cette règle disparaisse : encore en 1911, date de la grande réforme des écoles de médecine américaines, on enseignait comment reconnaître la « face hippocratique », les signes qui font savoir au médecin quil ne se trouve plus devant un patient, mais devant un mourant. Ce réalisme appartient au passé. Toutefois, vu lencombrement par les non- morts grâce aux soins, et vu leur détresse modernisée, il est temps de renoncer à toute guérison de la vieillesse. Par une initiative, on pourrait préparer le retour de la médecine au réalisme qui subordonne la technique à lart de souffrir et de mourir. Nous pourrions sonner lalarme pour faire comprendre que lart de célébrer le présent est paralysé par ce qui est devenu la recherche de la santé parfaite. Du corps physique au
corps fiscal Et voici ma thèse : vers le milieu du XXe siècle, ce quimplique la notion dune « recherche de la santé » avait un sens tout autre que de nos jours. Selon la notion qui saffirme aujourdhui, lêtre humain qui a besoin de santé est considéré comme un sous-système de la biosphère, un système immunitaire quil faut contrôler, régler, optimiser, comme « une vie ». Il nest plus question de mettre en lumière ce que constitue lexpérience « dêtre vivant ». Par sa réduction à une vie, le sujet tombe dans un vide qui létouffe. Pour parler de la santé en 1999, il faut comprendre la recherche de la santé comme linverse de celle du salut, il faut la comprendre comme une liturgie sociétaire au service dune idole qui éteint le sujet. En 1974, jai écrit la Némésis médicale (5). Cependant, je navais pas choisi la médecine comme thème, mais comme exemple. Avec ce livre, je voulais poursuivre un discours déjà commencé sur les institutions modernes en tant que cérémonies créatrices de mythes, de liturgies sociales célébrant des certitudes. Ainsi javais examiné lécole (6), les transports et le logement pour comprendre leurs fonctions latentes et inéluctables : ce quils proclament plutôt que ce quils produisent : le mythe d Homo educandus, le mythe d Homo transportandus, enfin celui de lhomme encastré. Jai choisi la médecine comme exemple pour illustrer des niveaux distincts de la contre-productivité caractéristique de toutes les institutions de laprès-guerre, de leur paradoxe technique, social et culturel : sur le plan technique, la synergie thérapeutique qui produit de nouvelles maladies ; sur le plan social, le déracinement opéré par le diagnostic qui hante le malade, lidiot, le vieillard et, de même, celui qui séteint lentement. Et, avant tout, sur le plan culturel, la promesse du progrès conduit au refus de la condition humaine et au dégoût de lart de souffrir. Je commençais Némésis médicale par ces mots : « Lentreprise médicale menace la santé. » A lépoque, cette affirmation pouvait faire douter du sérieux de lauteur, mais elle avait aussi le pouvoir de provoquer la stupeur et la rage. Vingt-cinq ans plus tard, je ne pourrais plus reprendre cette phrase à mon compte, et cela pour deux raisons. Les médecins ont perdu le gouvernail de létat biologique, la barre de la biocratie. Si jamais il y a un praticien parmi les « décideurs », il est là pour légitimer la revendication du système industriel daméliorer létat de santé. Et, en outre, cette « santé » nest plus ressentie. Cest une « santé » paradoxale. « Santé » désigne un optimum cybernétique. La santé se conçoit comme un équilibre entre le macro-système socio-écologique et la population de ses sous-systèmes de type humain. Se soumettant à loptimisation, le sujet se renie. Aujourdhui, je commencerais mon argumentation en disant : « La recherche de la santé est devenue le facteur pathogène prédominant. » Me voilà obligé de faire face à une contre-productivité à laquelle je ne pouvais penser quand jai écrit Némésis... Ce paradoxe devient évident quand on fouille les rapports sur les progrès dans létat de santé. Il faut les lire bifrons comme un Janus (7) : de loeil droit, on est accablé par les statistiques de mortalité et de morbidité, dont la baisse est interprétée comme le résultat des prestations médicales ; de loeil gauche, on ne peut plus éviter les études anthropologiques qui nous donnent les réponses à la question : comment ça va ? On ne peut plus éviter de voir le contraste entre la santé prétendument objective et la santé subjective. Et quobserve-t-on ? Plus grande est loffre de « santé », plus les gens répondent quils ont des problèmes, des besoins, des maladies, et demandent à être garantis contre les risques, alors que, dans les régions prétendument illettrées, les « sous-développés » acceptent sans problème leur condition. Leur réponse à la question : « Comment ça va ? » est : « Ça va bien, vu ma condition, mon âge, mon karma. » Et encore : plus loffre de la pléthore clinique résulte dun engagement politique de la population, plus intensément est ressenti le manque de santé. En dautres termes, langoisse mesure le niveau de la modernisation et encore plus celui de la politisation. Lacceptation sociale du diagnostic « objectif » est devenue pathogène au sens subjectif. Et ce sont précisément les économistes partisans dune économie sociale orientée par les valeurs de la solidarité qui font du droit égalitaire à la santé un objectif primordial. Logiquement, ils se voient contraints daccepter des plafonds économiques pour tous les types de soins individuels. Cest chez eux quon trouve une interprétation éthique de la redéfinition du pathologique qui sopère à lintérieur de la médecine. La redéfinition actuelle de la maladie entraîne, selon le professeur Sajay Samuel, de luniversité Bucknell, « une transition du corps physique vers un corps fiscal ». En effet, les critères sélectionnés qui classent tel ou tel cas comme passible de soins clinico-médicaux sont en nombre croissant des paramètres financiers. Lauscultation remplace
lécoute Cette résonance disparaît bientôt, lauscultation remplace lécoute. Lordre donné cède la place à lordre construit, et cela pas seulement dans la médecine. Léthique des valeurs déplace celle du bien et du mal, la sécurité du savoir déclasse la vérité. Pour la musique, la consonance écoutée, qui pouvait révéler lharmonie cosmique, disparaît sous leffet de lacoustique, une science qui enseigne comment faire sentir les courbes sinusoïdales dans le médium. Cette transformation du médecin qui écoute une plainte en médecin qui attribue une pathologie arrive à son point culminant après 1945. On pousse le patient à se regarder à travers la grille médicale, à se soumettre à une autopsie dans le sens littéral de ce mot : à se voir de ses propres yeux. Par cette auto-visualisation, il renonce à se sentir. Les radiographies, les tomographies et même léchographie des années 70 laident à sidentifier aux planches anatomiques pendues, dans son enfance, aux murs des classes. La visite médicale sert ainsi à la désincarnation de lego. Il serait impossible de procéder à lanalyse de la santé et de la maladie en tant que métaphores sociales, à lapproche de lan 2000, sans comprendre que cette auto- abstraction imaginaire par le rituel médical appartient, elle aussi, au passé. Le diagnostic ne donne plus une image qui se veut réaliste, mais un enchevêtrement de courbes de probabilités organisées en profil. Le diagnostic ne sadresse plus au sens de la vue. Désormais, il exige du patient un froid calcul. Dans leur majorité, les éléments du diagnostic ne mesurent plus cet individu concret ; chaque observation place son cas dans une « population » différente et indique une éventualité sans pouvoir désigner le sujet. La médecine sest mise hors détat de choisir le bien pour un patient concret. Pour décider des services quon lui rendra, elle oblige le diagnostiqué à jouer son sort au poker. Je prends comme exemple la consultation génétique prénatale étudiée à fond par une collègue, la chercheuse Silja Samerski, de luniversité de Tübingen. Je naurais pas cru ce qui sy passe, daprès létude de douzaines de protocoles, dans ces consultations auxquelles des catégories de femmes sont soumises en Allemagne. Ces consultations sont faites par un médecin nanti de quatre années de spécialisation en génétique. Il sabstient rigoureusement de toute opinion pour éviter le destin dun docteur de Tübingen, condamné, en 1997, par la Cour suprême, à subvenir à vie à lentretien dun enfant malformé : il avait suggéré à la future mère que la probabilité dune telle anormalité nétait pas grande, au lieu de se borner à en chiffrer le risque. Dans ces entretiens, on passe de linformation sur la fécondation et dun résumé des lois de Mendel (8) à létablissement dun arbre génético-héraldique pour arriver à linventaire des dangers et à une promenade à travers un jardin de « monstruosités ». Chaque fois que la femme demande si cela pourrait lui arriver, le médecin lui répond : « Madame, avec certitude cela non plus nous ne pouvons pas lexclure. » Mais, avec certitude, une telle réponse laisse des traces. Cette cérémonie a un effet symbolique inéluctable : elle contraint la femme enceinte à prendre une « décision » en sidentifiant elle-même et son enfant à venir avec une configuration de probabilités. Ce nest pas de la décision pour ou contre la continuation de son état de grossesse que je parle, mais de lobligation de la femme à sidentifier elle-même, et aussi son fruit, avec une « probabilité ». Didentifier son choix avec un billet de loterie. On la contraint ainsi à un oxymoron (9) de décision, un choix qui se prétend humain alors quil lencastre dans linhumain numérique. Nous voici en face non plus dune désincarnation de lego mais de la négation de lunicité du sujet, de labsurdité à se risquer comme système, comme un modèle actuaire. Le consultant devient psychopompe (10) dans une liturgie dinitiation au tout-statistique. Et tout cela à la « poursuite de la santé ». A ce point, il devient impossible de traiter de la santé en tant que métaphore. Les métaphores sont des trajets dune rive sémantique à lautre. Par nature, elles boitent. Mais, par essence, elles jettent une lumière sur le point de départ de la traversée. Ce ne peut plus être le cas quand la santé est conçue comme loptimisation dun risque. Le gouffre qui existe entre le somatique et le mathématique ne ladmet pas. Le point de départ ne tolère ni la chair ni lego. La poursuite de la santé les dissout tous deux. Comment peut-on encore donner corps à la peur quand on est privé de la chair ? Comment éviter de tomber dans une dérive de décisions suicidaires ? Faisons une prière : « Ne nous laissez point succomber au diagnostic, mais délivrez-nous des maux de la santé. » Ivan
Illich. |
|
(1) Médecin grec (131-201) qui exerça surtout à Pergame et Rome. Ses dissections danimaux lui permirent, en anatomie, de faire dimportantes découvertes sur le système nerveux et le coeur. Son influence fut considérable jusquau XVIIe siècle. (2) Héros de lAntiquité qui passait pour avoir enseigné aux êtres humains lensemble du savoir qui fonde une civilisation. Il déroba le feu aux dieux pour lapporter aux hommes. (3) Northrop Frye (1912-1990), ancien professeur à luniversité de Toronto et lun des plus influents critiques littéraires de langue anglaise. Auteur, entre autres, de : Anatomie de la critique (Gallimard, 1969), LEcriture profane (Circé, 1996), La Parole souveraine (Seuil, 1994), et Le Grand Code. La Bible et la Littérature (Seuil, 1984). (4) Personnification de la santé, fille dAsclépios, le dieu grec de la médecine. (5) Ivan Illich, Némésis médicale. Lexpropriation de la santé, Seuil, coll. « Points », Paris, 1981. (6) Lire Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, coll. « Points », Paris, 1980. (7) Dieu romain à double visage, Janus bifrons ; le mois de janvier - januarius - lui est consacré. (8) Jan Rehor, dit Gregor Mendel (1822-1884), botaniste tchèque, fondateur de la génétique, il découvrit les lois de lhybridation. (9) Comme la métaphore, loxymoron est une figure de rhétorique. Elle consiste à appliquer à un nom une épithète qui semble le contredire ; par exemple : obscure clarté, soleil noir, force tranquille. (10) Conducteur
des âmes des morts, tels Hermès et Orphée. |