JEAN-JACQUES
ROUSSEAU
DU CONTRAT SOCIAL
OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE
(Edition de 1762,
orthographe modernisée)
AVERTISSEMENT
Ce petit traité est extrait
d'un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté
mes forces, et abandonné depuis longtemps. Des divers morceaux qu'on
pouvait tirer de ce qui était fait celui-ci est le plus considérable,
et m'a paru le moins indigne d'être offert au public. Le reste n'est
déjà plus.
LIVRE PREMIER
Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir
quelque règle d'administration légitime et sûre, en
prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent
être. Je tâcherai d'allier toujours dans cette recherche ce
que le droit permet avec ce que l'intérêt prescrit, afin que
la justice et l'utilité ne se trouvent point divisées.
J'entre en matière sans prouver l'importance
de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour
écrire sur la Politique? Je réponds que non, et que c'est
pour cela que j'écris sur la Politique. Si j'étais prince
ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu'il
faut faire; je le ferais, ou je me tairais.
Né citoyen d'un Etat libre, et membre du souverain,
quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques,
le droit d'y voter suffit pour m'imposer le devoir de m'en instruire. Heureux,
toutes les fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours
dans mes recherches de nouvelles raisons d'aimer celui de mon pays!
CHAPITRE PREMIER
SUJET DE CE PREMIER LIVRE
L'homme est né libre, et partout
il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse
pas d'être plus esclave qu'eux. Comment ce changement s'est-il fait?
Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre légitime? Je crois pouvoir
résoudre cette question.
Si je ne considérais que la force, et l'effet
qui en dérive, je dirais: Tant qu'un peuple est contraint d'obéir
et qu'il obéit, il fait bien; sitôt qu'il peut secouer le joug
et qu'il le secoue, il fait encore mieux; car, recouvrant sa liberté
par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à
la reprendre, ou l'on ne l'était point à la lui ôter.
Mais l'ordre social est un droit sacré, qui sert de base à
tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature; il est
donc fondé sur des conventions. Il s'agit de savoir quelles sont
ces conventions. Avant d'en venir là je dois établir ce que
je viens d'avancer.
CHAPITRE II
DES PREMIERES SOCIETES
La plus ancienne de toutes les sociétés
et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils
liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour
se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout.
Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père,
le père exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous
également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester
unis ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-même
ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence
de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à
sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à
lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul
étant juge des moyens propres à se conserver devient par là
son propre maître.
La famille est donc si l'on veut le premier modèle
des sociétés politiques; le chef est l'image du père,
le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux
et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité.
Toute la différence est que dans la famille l'amour du père
pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend, et que dans l'Etat le
plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas
pour ses peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi
en faveur de ceux qui sont gouvernés: Il cite l'esclavage en exemple.
Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours
le droit par le fait
(Note 1) . On pourrait employer une méthode
plus conséquente, mais non pas plus favorable aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain
appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes
appartient au genre humain, et il paraît dans tout son livre pencher
pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà
l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont
chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure
à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs,
sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples.
Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur Caligula; concluant assez
bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les
peuples étaient des bêtes.
Le raisonnement de ce Caligula revient à celui
d'Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous avait dit aussi que les
hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent
pour l'esclavage et les autres pour la domination.
Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour
la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage,
rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au
désir d'en sortir; ils aiment leur servitude comme les compagnons
d'Ulysse aimaient leur abrutissement
(Note 2). S'il y a donc des esclaves par nature,
c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les
premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.
Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé
père de trois grands monarques qui se partagèrent l'univers,
comme firent les enfants de Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux.
J'espère qu'on me saura gré de cette modération; car,
descendant directement de l'un de ces princes, et peut-être de la
branche aînée, que sais-je si par la vérification des
titres je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain?
Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été
souverain du monde comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le
seul habitant; et ce qu'il y avait de commode dans cet empire était
que le monarque assuré sur son trône n'avait à craindre
ni rébellions ni guerres ni conspirateurs.
CHAPITRE III
DU DROIT DU PLUS FORT
Le plus fort n'est jamais assez fort
pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en
droit et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort;
droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi
en principe: Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une
puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter
de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité,
non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens
pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis
qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt
que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute
force qui surmonte la première succède à son droit.
Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut
légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit
que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit
qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force
on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé
d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de
droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez
à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds
qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue;
mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu
d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois:
non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais
la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner? car enfin
le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on
n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi
ma question primitive revient toujours.
CHAPITRE IV
DE L'ESCLAVAGE
Puisque aucun homme
n'a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force
ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute
autorité légitime parmi les hommes.
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner
sa liberté et se rendre esclave d'un maître, pourquoi tout
un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet
d'un roi? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient
besoin d'explication, mais tenons-nous-en à celui d'aliéner.
Aliéner c'est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d'un
autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance: mais
un peuple pour quoi se vend-il? Bien loin qu'un roi fournisse à ses
sujets leur subsistance il ne tire la sienne que d'eux, et selon Rabelais
un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à
condition qu'on prendra aussi leur bien? Je ne vois pas ce qu'il leur reste
à conserver.
On dira que le despote assure à ses sujets la
tranquillité civile. Soit; mais qu'y gagnent-ils, si les guerres
que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations
de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions?
Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs
misères? On vit tranquille aussi dans les cachots; en est-ce assez
pour s'y trouver bien? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope
y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d'être
dévorés.
Dire qu'un homme se donne gratuitement, c'est dire une
chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul,
par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la
même chose de tout un peuple, c'est supposer un peuple de fous: la
folie ne fait pas droit.
Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même,
il ne peut aliéner ses enfants; ils naissent hommes et libres; leur
liberté leur appartient, nul n'a droit d'en disposer qu'eux. Avant
qu'ils soient en âge de raison le père peut en leur nom stipuler
des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être; mais non
les donner irrévocablement et sans condition; car un tel don est
contraire aux fins de la nature et passe les droits de la paternité.
Il faudrait donc pour qu'un gouvernement arbitraire fut légitime
qu'à chaque génération le peuple fût le maître
de l'admettre ou de le rejeter: mais alors ce gouvernement ne serait plus
arbitraire.
Renoncer à sa liberté c'est renoncer à
sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à
ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce
à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de
l'homme, et c'est ôter toute moralité à ses actions
que d'ôter toute liberté à sa volonté. Enfin
c'est une convention vaine et contradictoire de stipuler d'une part une
autorité absolue et de l'autre une obéissance sans bornes.
N'est-il pas clair qu'on n'est engagé à rien envers celui
dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent,
sans échange n'entraîne-t-elle pas la nullité de l'acte?
Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu'il a
m'appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi contre
moi-même est un mot qui n'a aucun sens?
Grotius et les autres tirent de la guerre une autre
origine du prétendu droit d'esclavage. Le vainqueur ayant, selon
eux, le droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens
de sa liberté; convention d'autant plus légitime qu'elle tourne
au profit de tous deux.
Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer
les vaincus ne résulte en aucune manière de l'état
de guerre. Par cela seul que les hommes vivant dans leur primitive indépendance
n'ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l'état
de paix ni l'état de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis.
C'est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre, et
l'état de guerre ne pouvant naître des simples relations personnelles,
mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou
d'homme à homme ne peut exister, ni dans l'état de nature
où il n'y a point de propriété constante, ni dans l'état
social où tout est sous l'autorité des lois.
Les combats particuliers, les duels, les rencontres
sont des actes qui ne constituent point un état; et à l'égard
des guerres privées, autorisées par les établissements
de Louis IX roi de France et suspendues par la paix de Dieu, ce sont des
abus du gouvernement féodal, système absurde s'il en fut jamais,
contraire aux principes du droit naturel, et à toute bonne politie.
La guerre n'est donc point une relation d'homme à
homme, mais une relation d'Etat à Etat, dans laquelle les particuliers
ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes ni même
comme citoyens (Note
3) , mais comme soldats; non point comme membres
de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque Etat ne peut
avoir pour ennemis que d'autres Etats et non pas des hommes, attendu qu'entre
choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport.
Ce principe est même conforme aux maximes établies
de tous les temps et à la pratique constante de tous les peuples
policés. Les déclarations de guerre sont moins des avertissements
aux puissances qu'à leurs sujets. L'étranger, soit roi, soit
particulier, soit peuple, qui vole, tue ou détient les sujets sans
déclarer la guerre au prince, n'est pas un ennemi, c'est un brigand.
Même en pleine guerre un prince juste s'empare bien en pays ennemi
de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne et les
biens des particuliers; il respecte des droits sur lesquels sont fondés
les siens. La fin de la guerre étant la destruction de l'Etat ennemi,
on a droit d'en tuer les défenseurs tant qu'ils ont les armes à
la main; mais sitôt qu'ils les posent et se rendent, cessant d'être
ennemis ou instruments de l'ennemi, ils redeviennent simplement hommes et
l'on n'a plus de droit sur leur vie. Quelquefois on peut tuer l'Etat sans
tuer un seul de ses membres: or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit
nécessaire à sa fin. Ces principes ne sont pas ceux de Grotius;
ils ne sont pas fondés sur des autorités de poètes,
mais ils dérivent de la nature des choses, et sont fondés
sur la raison.
A l'égard du droit de conquête, il n'a
d'autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au
vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus ce droit qu'il n'a pas
ne peut fonder celui de les asservir. On n'a le droit de tuer l'ennemi que
quand on ne peut le faire esclave; le droit de le faire esclave ne vient
donc pas du droit de le tuer: c'est donc un échange inique de lui
faire acheter au prix de sa liberté sa vie sur laquelle on n'a aucun
droit. En établissant le droit de vie et de mort sur le droit d'esclavage,
et le droit d'esclavage sur le droit de vie et de mort, n'est-il pas clair
qu'on tombe dans le cercle vicieux?
En supposant même ce terrible droit de tout tuer,
je dis qu'un esclave fait à la guerre ou un peuple conquis n'est
tenu à rien du tout envers son maître, qu'à lui obéir
autant qu'il y est forcé. En prenant un équivalent à
sa vie le vainqueur ne lui en a point fait grâce: au lieu de le tuer
sans fruit il l'a tué utilement. Loin donc qu'il ait acquis sur lui
nulle autorité jointe à la force, l'état de guerre
subsiste entre eux comme auparavant, leur relation même en est l'effet,
et l'usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité de paix.
Ils ont fait une convention; soit: mais cette convention, loin de détruire
l'état de guerre, en suppose la continuité.
Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le
droit d'esclave est nul, non seulement parce qu'il est illégitime,
mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage
et droit, sont contradictoires; ils s'excluent mutuellement. Soit
d'un homme à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours
sera toujours également insensé. Je fais avec toi une convention
toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai
tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira.
QU'IL FAUT TOUJOURS REMONTER A UNE PREMIERE CONVENTION
Quand j'accorderais tout ce que j'ai
réfuté jusqu'ici, les fauteurs du despotisme n'en seraient
pas plus avancés. Il y aura toujours une grande différence
entre soumettre une multitude et régir une société.
Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul,
en quelque nombre qu'ils puissent être, je ne vois là qu'un
maître et des esclaves, je n'y vois point un peuple et son chef; c'est
si l'on veut une agrégation, mais non pas une association; il n'y
a là ni bien public ni corps politique. Cet homme, eût-il asservi
la moitié du monde, n'est toujours qu'un particulier; son intérêt,
séparé de celui des autres, n'est toujours qu'un intérêt
privé. Si ce même homme vient à périr, son empire
après lui reste épars et sans liaison, comme un chêne
se dissout et tombe en un tas de cendres, après que le feu l'a consumé.
Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi.
Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un
roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération
publique. Avant donc que d'examiner l'acte par lequel un peuple élit
un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple.
Car cet acte étant nécessairement antérieur à
l'autre est le vrai fondement de la société.
En effet, s'il n'y avait point de convention antérieure,
où serait, à moins que l'élection ne fût unanime,
l'obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand, et
d'où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour
dix qui n'en veulent point? La loi de la pluralité des suffrages
est elle-même un établissement de convention, et suppose au
moins une fois l'unanimité.
DU PACTE SOCIAL
Je suppose les hommes parvenus à
ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation
dans l'état de nature l'emportent par leur résistance sur
les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet
état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le
genre humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être.
Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles
forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus
d'autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une
somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre
en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours
de plusieurs: mais la force et la liberté de chaque homme étant
les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans
se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit? Cette difficulté
ramenée à mon sujet peut s'énoncer en ces termes:
"Trouver une forme d'association qui défende
et protège de toute la force commune la personne et les biens de
chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse
pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant."
Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées
par la nature de l'acte que la moindre modification les rendrait vaines
et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais
été formellement énoncées, elles sont partout
les mêmes, partout tacitement admises et reconnues; jusqu'à
ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans
ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant
la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes
à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé
avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement,
chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous,
et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt
de la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l'aliénation se faisant sans réserve,
l'union est aussi parfaite qu'elle ne peut l'être et nul associé
n'a plus rien à réclamer: car s'il restait quelques droits
aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui
pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque
point son propre juge prétendrait bientôt l'être en tous,
l'état de nature subsisterait et l'association deviendrait nécessairement
tyrannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à
personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière
le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent
de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est
pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants:
Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprême direction de la volonté générale; et
nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
A l'instant, au lieu de la personne particulière
de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et
collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de
voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi
commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme
ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité
(Note 4) , et prend maintenant celui de République
ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat
quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance
en le comparant à ses semblables. A l'égard des associés
ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s'appellent en particulier
citoyens comme participants à l'autorité souveraine,
et sujets comme soumis aux lois de l'Etat. Mais ces termes se confondent
souvent et se prennent l'un pour l'autre; il suffit de les savoir distinguer
quand ils sont employés dans toute leur précision.
DU SOUVERAIN
On voit par cette formule que l'acte d'association renferme
un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que
chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve
engagé sous un double rapport; savoir, comme membre du souverain
envers les particuliers, et comme membre de l'Etat envers le souverain.
Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil que nul n'est tenu
aux engagements pris avec lui-même; car il y a bien de la différence
entre s'obliger envers soi ou envers un tout dont on fait partie.
Il faut remarquer encore que la délibération
publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à
cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d'eux est
envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain
envers lui-même, et que, par conséquent, il est contre la nature
du corps politique que le souverain s'impose une loi qu'il ne puisse enfreindre.
Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport il
est alors dans le cas d'un particulier contractant avec soi-même:
par où l'on voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce
de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même
le contrat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien
s'engager envers autrui en ce qui ne déroge point à ce contrat;
car à l'égard de l'étranger, il devient un être
simple, un individu.
Mais le corps politique ou le souverain ne tirant son
être que de la sainteté du contrat ne peut jamais s'obliger,
même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte
primitif, comme d'aliéner quelque portion de lui-même ou de
se soumettre à un autre souverain. Violer l'acte par lequel il existe
serait s'anéantir, et ce qui n'est rien ne produit rien.
Sitôt que cette multitude est ainsi réunie
en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps;
encore moins offenser le corps sans que les membres s'en ressentent. Ainsi
le devoir et l'intérêt obligent également les deux parties
contractantes à s'entraider mutuellement, et les mêmes hommes
doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous les
avantages qui en dépendent.
Or le souverain n'étant formé que des
particuliers qui le composent n'a ni ne peut avoir d'intérêt
contraire au leur; par conséquent la puissance souveraine n'a nul
besoin de garant envers les sujets, parce qu'il est impossible que le corps
veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons ci-après
qu'il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela
seul qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être.
Mais il n'en est pas ainsi des sujets envers le souverain,
auquel, malgré l'intérêt commun, rien ne répondrait
de leurs engagements s'il ne trouvait des moyens de s'assurer de leur fidélité.
En effet chaque individu peut comme homme avoir une
volonté particulière contraire ou dissemblable à la
volonté générale qu'il a comme citoyen. Son intérêt
particulier peut lui parler tout autrement que l'intérêt commun;
son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire
envisager ce qu'il doit à la cause commune comme une contribution
gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n'en
est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue
l'Etat comme un être de raison parce que ce n'est pas un homme, il
jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet,
injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire,
il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux
autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté
générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie
autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre; car telle est la
condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute
dépendance personnelle; condition qui fait l'artifice et le jeu de
la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements
civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux
plus énormes abus.
DE L'ETAT CIVIL
Ce passage de l'état de nature
à l'état civil produit dans l'homme un changement très
remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct,
et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant.
C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion
physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là
n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur
d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses
penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages
qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés
s'exercent et se développent, ses idées s'étendent,
ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève
à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient
souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans
cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal
stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes
faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est
sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce
qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté
civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour
ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté
naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté
civile qui est limitée par la volonté générale,
et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier
occupant, de la propriété qui ne peut être fondée
que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter
à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule
rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul appétit
est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite
est liberté. Mais je n'en ai déjà que trop dit sur
cet article, et le sens philosophique du mot liberté n'est
pas ici de mon sujet.
DU DOMAINE REEL
Chaque membre de la communauté
se donne à elle au moment qu'elle se forme, tel qu'il se trouve actuellement,
lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il possède font partie.
Ce n'est pas que par cet acte la possession change de nature en changeant
de mains, et devienne propriété dans celles du souverain:
Mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes
que celles d'un particulier, la possession publique est aussi dans le fait
plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime,
au moins pour les étrangers. Car l'Etat à l'égard de
ses membres est maître de tous leurs biens par le contrat social,
qui dans l'Etat sert de base à tous les droits; mais il ne l'est
à l'égard des autres puissances que par le droit de premier
occupant qu'il tient des particuliers.
Le droit de premier occupant, quoique plus réel
que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu'après l'établissement
de celui de propriété. Tout homme a naturellement droit à
tout ce qui lui est nécessaire; mais l'acte positif qui le rend propriétaire
de quelque bien l'exclut de tout le reste. Sa part étant faite il
doit s'y borner, et n'a plus aucun droit à la communauté.
Voilà pourquoi le droit de premier occupant, si faible dans l'état
de nature, est respectable à tout homme civil. On respecte moins
dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui n'est pas à soi.
En général, pour autoriser sur un terrain
quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes.
Premièrement que ce terrain ne soit encore habité par personne;
secondement qu'on n'en occupe que la quantité dont on a besoin pour
subsister; en troisième lieu qu'on en prenne possession, non par
une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul
signe de propriété qui au défaut de titres juridiques
doive être respecté d'autrui.
En effet, accorder au besoin et au travail le droit
de premier occupant, n'est-ce pas l'étendre aussi loin qu'il peut
aller? Peut-on ne pas donner des bornes à ce droit? Suffira-t-il
de mettre le pied sur un terrain commun pour s'en prétendre aussitôt
le maître? Suffira-t-il d'avoir la force d'en écarter un moment
les autres hommes pour leur ôter le droit d'y jamais revenir? Comment
un homme ou un peuple peut-il s'emparer d'un territoire immense et en priver
tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu'elle
ôte au reste des hommes le séjour et les aliments que la nature
leur donne en commun? Quand Nuñez Balboa prenait sur le rivage possession
de la mer du Sud et de toute l'Amérique méridionale au nom
de la couronne de Castille, était-ce assez pour en déposséder
tous les habitants et en exclure tous les princes du monde? Sur ce pied-là
ces cérémonies se multipliaient assez vainement, et le Roi
catholique n'avait tout d'un coup qu'à prendre de son cabinet possession
de tout l'univers; sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui
était auparavant possédé par les autres princes.
On conçoit comment les terres des particuliers
réunies et contiguës deviennent le territoire public, et comment
le droit de souveraineté s'étendant des sujets au terrain
qu'ils occupent devient à la fois réel et personnel; ce qui
met les possesseurs dans une plus grande dépendance, et fait de leurs
forces mêmes les garants de leur fidélité. Avantage
qui ne paraît pas avoir été bien senti des anciens monarques
qui ne s'appelant que rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens,
semblaient se regarder comme les chefs des hommes plutôt que comme
les maîtres du pays. Ceux d'aujourd'hui s'appellent plus habilement
rois de France, d'Espagne, d'Angleterre, etc. En tenant ainsi le terrain,
ils sont bien sûrs d'en tenir les habitants.
Ce qu'il y a de singulier dans cette aliénation,
c'est que, loin qu'en acceptant les biens des particuliers la communauté
les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime
possession, changer l'usurpation en un véritable droit, et la jouissance
en propriété. Alors les possesseurs étant considérés
comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés
de tous les membres de l'Etat et maintenus de toutes ses forces contre l'étranger,
par une cession avantageuse au public et plus encore à eux-mêmes,
ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu'ils ont donné. Paradoxe
qui s'explique aisément par la distinction des droits que le souverain
et le propriétaire ont sur le même fond, comme on verra ci-après.
Il peut arriver aussi que les hommes commencent à
s'unir avant que de rien posséder, et que, s'emparant ensuite d'un
terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun, ou qu'ils le partagent
entre eux, soit également soit selon des proportions établies
par le souverain. De quelque manière que se fasse cette acquisition,
le droit que chaque particulier a sur son propre fond est toujours subordonné
au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n'y aurait ni
solidité dans le lien social, ni force réelle dans l'exercice
de la souveraineté.
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque
qui doit servir de base à tout le système social; c'est qu'au
lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental
substitue au contraire une égalité morale et légitime
à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique
entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou
en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit
(Note 5)
.
Fin du Livre premier / Libro
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