JEAN-JACQUES
ROUSSEAU
DU CONTRAT SOCIAL OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE
LIVRE II
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
QUE LA SOUVERAINETE EST INALIENABLE
La première et la plus importante conséquence
des principes ci-devant établis est que la volonté générale
peut seule diriger les forces de l'Etat selon la fin de son institution,
qui est le bien commun: car si l'opposition des intérêts particuliers
a rendu nécessaire l'établissement des sociétés,
c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible.
C'est ce qu'il y a de commun dans ces différents intérêts
qui forme le lien social, et s'il n'y avait pas quelque point dans lequel
tous les intérêts s'accordent, nulle société
ne saurait exister. Or c'est uniquement sur cet intérêt commun
que la société doit être gouvernée.
Je dis donc que la souveraineté n'étant
que l'exercice de la volonté générale ne peut jamais
s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif,
ne peut être représenté que par lui-même; le pouvoir
peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.
En effet, s'il n'est pas impossible qu'une volonté
particulière s'accorde sur quelque point avec la volonté générale,
il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant; car
la volonté particulière tend par sa nature aux préférences,
et la volonté générale à l'égalité.
Il est plus impossible encore qu'on ait un garant de cet accord quand même
il devrait toujours exister; ce ne serait pas un effet de l'art mais du
hasard. Le souverain peut bien dire: Je veux actuellement ce que veut un
tel homme ou du moins ce qu'il dit vouloir; mais il ne peut pas dire: Ce
que cet homme voudra demain, je le voudrai encore; puisqu'il est absurde
que la volonté se donne des chaînes pour l'avenir, et puisqu'il
ne dépend d'aucune volonté de consentir à rien de contraire
au bien de l'être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'obéir,
il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple; à
l'instant qu'il y a un maître il n'y a plus de souverain, et dès
lors le corps politique est détruit.
Ce n'est point à dire que les ordres des chefs
ne puissent passer pour des volontés générales, tant
que le souverain libre de s'y opposer ne le fait pas. En pareil cas, du
silence universel on doit présumer le consentement du peuple. Ceci
s'expliquera plus au long.
QUE LA SOUVERAINETE EST INDIVISIBLE
Par la même raison que la souveraineté
est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est
générale
(Note 6) , ou elle ne l'est pas; elle est celle
du corps du peuple ou seulement d'une partie. Dans le premier cas cette
volonté déclarée est un acte de souveraineté
et fait loi. Dans le second, ce n'est qu'une volonté particulière,
ou un acte de magistrature, c'est un décret tout au plus.
Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté
dans son principe la divisent dans son objet, ils la divisent en force et
en volonté, en puissance législative et en puissance exécutive,
en droits d'impôts, de justice, et de guerre, en administration intérieure
et en pouvoir de traiter avec l'étranger: tantôt ils confondent
toutes ces parties et tantôt ils les séparent; ils font du
souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées;
c'est comme s'ils composaient l'homme de plusieurs corps dont l'un aurait
des yeux, l'autre des bras, l'autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans
du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs,
puis jetant en l'air tous ses membres l'un après l'autre, ils font
retomber l'enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à pou
près les tours de gobelets de nos politiques; après avoir
démembré le corps social par un prestige digne de la foire,
ils rassemblent les pièces on ne sait comment.
Cette erreur vient de ne s'être pas fait des notions
exactes de l'autorité souveraine, et d'avoir pris pour des parties
de cette autorité ce qui n'en était que des émanations.
Ainsi, par exemple, on a regardé l'acte de déclarer la guerre
et celui de faire la paix comme des actes de souveraineté, ce qui
n'est pas; puisque chacun de ces actes n'est point une loi mais seulement
une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas
de la loi, comme on le verra clairement quand l'idée attachée
au mot loi sera fixée.
En suivant de même les autres divisions on trouverait
que toutes les fois qu'on croit voir la souveraineté partagée
on se trompe, que les droits qu'on prend pour des parties de cette souveraineté
lui sont tous subordonnés, et supposent toujours des volontés
suprêmes dont ces droits ne donnent que l'exécution.
On ne saurait dire combien ce défaut d'exactitude
a jeté d'obscurité sur les décisions des auteurs en
matière de droit politique, quand ils ont voulu juger des droits
respectifs des rois et des peuples, sur les principes qu'ils avaient établis.
Chacun peut voir dans les chapitres III et IV du premier livre de Grotius
comment ce savant homme et son traducteur Barbeyrac s'enchevêtrent,
s'embarrassent dans leurs sophismes, crainte d'en dire trop ou de n'en pas
dire assez selon leurs vues, et de choquer les intérêts qu'ils
avaient à concilier. Grotius réfugié en France, mécontent
de sa patrie, et voulant faire sa cour à Louis XIII à qui
son livre est dédié, n'épargne rien pour dépouiller
les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir les rois avec
tout l'art possible. C'eût bien été aussi le goût
de Barbeyrac, qui dédiait sa traduction au roi d'Angleterre George
Ier. Mais malheureusement l'expulsion de Jacques II, qu'il appelle abdication,
le forçait à se tenir sur la réserve, à gauchir,
à tergiverser, pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur. Si ces
deux écrivains avaient adopté les vrais principes, toutes
les difficultés étaient levées et ils eussent été
toujours conséquents; mais ils auraient tristement dit la vérité
et n'auraient fait leur cour qu'au peuple. Or la vérité ne
mène point à la fortune, et le peuple ne donne ni ambassades,
ni chaires, ni pensions.
SI LA VOLONTE GENERALE PEUT ERRER
Il s'ensuit de ce qui précède que la volonté
générale est toujours droite et tend toujours à l'utilité
publique: mais il ne s'ensuit pas que les délibérations du
peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien,
mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent
on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui
est mal.
Il y a souvent bien de la différence entre la
volonté de tous et la volonté générale; celle-ci
ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à
l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés
particulières: mais ôtez de ces mêmes volontés
les plus et les moins qui s'entre-détruisent
(Note 7)
, reste pour somme des différences la volonté générale.
Si, quand le peuple suffisamment informé délibère,
les citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de
petites différences résulterait toujours la volonté
générale, et la délibération serait toujours
bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux
dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations
devient générale par rapport à ses membres, et particulière
par rapport à l'Etat; on peut dire alors qu'il n'y a plus autant
de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations. Les différences
deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général.
Enfin quand une de ces associations est si grande qu'elle l'emporte sur
toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de petites
différences, mais une différence unique; alors il n'y a plus
de volonté générale, et l'avis qui l'emporte n'est
qu'un avis particulier.
Il importe donc pour avoir bien l'énoncé
de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société
partielle dans l'Etat et que chaque citoyen n'opine que d'après lui
(Note 8)
. Telle fut l'unique et sublime institution du grand Lycurgue. Que s'il
y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre
et en prévenir l'inégalité, comme firent Solon, Numa,
Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté
générale soit toujours éclairée, et que le peuple
ne se trompe point.
DES BORNES DU POUVOIR SOUVERAIN
Si l'Etat ou la Cité n'est qu'une personne morale
dont la vie consiste dans l'union de ses membres, et si le plus important
de ses soins est celui de sa propre conservation, il lui faut une force
universelle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie de la manière
la plus convenable au tout. Comme la nature donne à chaque homme
un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique
un pouvoir absolu sur tous les siens, et c'est ce même pouvoir qui,
dirigé par la volonté générale, porte, comme
j'ai dit, le nom de souveraineté.
Mais outre la personne publique, nous avons à
considérer les personnes privées qui la composent, et dont
la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d'elle.
Il s'agit donc de bien distinguer les droits respectifs des citoyens et
du souverain (Note
9) , et les devoirs qu'ont à remplir
les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent
jouir en qualité d'hommes.
On convient que tout ce que chacun aliène par
le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c'est
seulement la partie de tout cela dont l'usage importe à la communauté,
mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance.
Tous les services qu'un citoyen peut rendre à
l'Etat, il les lui doit sitôt que le souverain les demande; mais le
souverain de son côté ne peut charger les sujets d'aucune chaîne
inutile à la communauté; il ne peut pas même le vouloir:
car sous la loi de raison rien ne se fait sans cause, non plus que sous
la loi de nature.
Les engagements qui nous lient au corps social ne sont
obligatoires que parce qu'ils sont mutuels, et leur nature est telle qu'en
les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi
pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours
droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d'eux,
si ce n'est parce qu'il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot chacun,
et qui ne songe à lui-même en votant pour tous? Ce qui prouve
que l'égalité de droit et la notion de justice qu'elle produit
dérivent de la préférence que chacun se donne et par
conséquent de la nature de l'homme, que la volonté générale
pour être vraiment telle doit l'être dans son objet ainsi que
dans son essence, qu'elle doit partir de tous pour s'appliquer à
tous, et qu'elle perd sa rectitude naturelle lorsqu'elle tend à quelque
objet individuel et déterminé; parce qu'alors jugeant de ce
qui nous est étranger nous n'avons aucun vrai principe d'équité
qui nous guide.
En effet, sitôt qu'il s'agit d'un fait ou d'un
droit particulier, sur un point qui n'a pas été réglé
par une convention générale et antérieure, l'affaire
devient contentieuse. C'est un procès où les particuliers
intéressés sont une des parties et le public l'autre, mais
où je ne vois ni la loi qu'il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer.
Il serait ridicule de vouloir alors s'en rapporter à une expresse
décision de la volonté générale, qui ne peut
être que la conclusion de l'une des parties, et qui par conséquent
n'est pour l'autre qu'une volonté étrangère, particulière,
portée en cette occasion à l'injustice et sujette à
l'erreur. Ainsi de même qu'une volonté particulière
ne peut représenter la volonté générale, la
volonté générale à son tour change de nature
ayant un objet particulier, et ne peut comme générale prononcer
ni sur un homme ni sur un fait. Quand le peuple d'Athènes, par exemple,
nommait ou cassait ses chefs, décernait des honneurs à l'un,
imposait des peines à l'autre, et par des multitudes de décrets
particuliers exerçait indistinctement tous les actes du gouvernement,
le peuple alors n'avait plus de volonté générale proprement
dite; il n'agissait plus comme souverain mais comme magistrat. Ceci paraîtra
contraire aux idées communes, mais il faut me laisser le temps d'exposer
les miennes.
On doit concevoir par là que ce qui généralise
la volonté est moins le nombre des voix que l'intérêt
commun qui les unit: car dans cette institution chacun se soumet nécessairement
aux conditions qu'il impose aux autres; accord admirable de l'intérêt
et de la justice qui donne aux délibérations communes un caractère
d'équité qu'on voit évanouir dans la discussion de
toute affaire particulière, faute d'un intérêt commun
qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie.
Par quelque côté qu'on remonte au principe,
on arrive toujours à la même conclusion; savoir, que le pacte
social établit entre les citoyens une telle égalité
qu'ils s'engagent tous sous les mêmes conditions, et doivent jouir
tous des mêmes droits. Ainsi par la nature du pacte, tout acte de
souveraineté, c'est-à-dire tout acte authentique de la volonté
générale, oblige ou favorise également tous les citoyens,
en sorte que le souverain connaît seulement le corps de la nation
et ne distingue aucun de ceux qui la composent. Qu'est-ce donc proprement
qu'un acte de souveraineté? Ce n'est pas une convention du supérieur
avec l'inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses
membres: Convention légitime, parce qu'elle a pour base le contrat
social, équitable, parce qu'elle est commune à tous, utile,
parce qu'elle ne peut avoir d'autre objet que le bien général,
et solide, parce qu'elle a pour garant la force publique et le pouvoir suprême.
Tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils
n'obéissent à personne, mais seulement à leur propre
volonté; et demander jusqu'où s'étendent les droits
respectifs du souverain et des citoyens, c'est demander jusqu'à quel
point ceux-ci peuvent s'engager avec eux-mêmes, chacun envers tous
et tous envers chacun d'eux.
On voit par là que le pouvoir souverain, tout
absolu, tout sacré, tout inviolable qu'il est, ne passe ni ne peut
passer les bornes des conventions générales, et que tout homme
peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé
de ses biens et de sa liberté par ces conventions de sorte que le
souverain n'est jamais en droit dé charger un sujet plus qu'un autre,
parce qu'alors l'affaire devenant particulière, son pouvoir n'est
plus compétent.
Ces distinctions une fois admises, il est si faux que
dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation
véritable, que leur situation, par l'effet de ce contrat, se trouve
réellement préférable à ce qu'elle était
auparavant, et qu'au lieu d'une aliénation, ils n'ont fait qu'un
échange avantageux d'une manière d'être incertaine et
précaire contre une autre meilleure et plus sûre, de l'indépendance
naturelle contre la liberté, du pouvoir de nuire à autrui
contre leur propre sûreté, et de leur force que d'autres pouvaient
surmonter contre un droit que l'union sociale rend invincible. Leur vie
même qu'ils ont dévouée à l'Etat en est continuellement
protégée, et lorsqu'ils l'exposent pour sa défense
que font-ils alors que lui rendre ce qu'ils ont reçu de lui? Que
font-ils qu'ils ne fissent plus fréquemment et avec plus de danger
dans l'état de nature, lorsque, livrant des combats inévitables,
ils défendraient au péril de leur vie ce qui leur sert à
la conserver? Tous ont à combattre au besoin pour la patrie, il est
vrai; mais aussi nul n'a jamais à combattre pour soi. Ne gagne-t-on
pas encore à courir pour ce qui fait notre sûreté une
partie des risques qu'il faudrait courir pour nous-mêmes sitôt
qu'elle nous serait ôtée?
DU DROIT DE VIE ET DE MORT
On demande comment les particuliers n'ayant
point droit de disposer de leur propre vie peuvent transmettre au souverain
ce même droit qu'ils n'ont pas? Cette question ne paraît difficile
à résoudre que parce qu'elle est mal posée. Tout homme
a droit de risquer sa propre vie pour la conserver. A-t-on jamais dit que
celui qui se jette par une fenêtre pour échapper à un
incendie soit coupable de suicide? A-t-on même jamais imputé
ce crime à celui qui périt dans une tempête dont en
s'embarquant il n'ignorait pas le danger?
Le traité social a pour fin la conservation des
contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont
inséparables de quelques risques, même de quelques pertes.
Qui veut conserver sa vie aux dépens des autres doit la donner aussi
pour eux quand il faut. Or le citoyen n'est plus juge du péril auquel
la loi veut qu'il s'expose, et quand le Prince lui a dit: Il est expédient
à l'Etat que tu meures, il doit mourir; puisque ce n'est qu'à
cette condition qu'il a vécu en sûreté jusqu'alors,
et que sa vie n'est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don
conditionnel de l'Etat.
La peine de mort infligée aux criminels peut
être envisagée à peu près sous le même
point de vue: c'est pour n'être pas la victime d'un assassin que l'on
consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de
disposer de sa propre vie on ne songe qu'à la garantir, et il n'est
pas à présumer qu'aucun des contractants prémédite
alors de se faire pendre.
D'ailleurs tout malfaiteur attaquant le droit social
devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il
cesse d'en être membre en violant ses lois, et même il lui fait
la guerre. Alors la conservation de l'Etat est incompatible avec la sienne,
il faut qu'un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable,
c'est moins comme citoyen que comme ennemi. Les procédures, le jugement,
sont les preuves et la déclaration qu'il a rompu le traité
social, et par conséquent qu'il n'est plus membre de l'Etat. Or comme
il s'est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être
retranché par l'exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme
ennemi public; car un tel ennemi n'est pas une personne morale, c'est un
homme, et c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu.
Mais, dira-t-on, la condamnation d'un criminel est un
acte particulier. D'accord; aussi cette condamnation n'appartient-elle point
au souverain; c'est un droit qu'il peut conférer sans pouvoir l'exercer
lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurais
les exposer toutes à la fois.
Au reste la fréquence des supplices est toujours
un signe de faiblesse ou de paresse dans le gouvernement. Il n'y a point
de méchant qu'on ne pût rendre bon à quelque chose.
On n'a droit de faire mourir, même pour l'exemple, que celui qu'on
ne peut conserver sans danger.
A l'égard du droit de faire grâce, ou d'exempter
un coupable de la peine portée par la loi et prononcée par
le juge, il n'appartient qu'à celui qui est au-dessus du juge et
de la loi, c'est-à-dire au souverain. Encore son droit en ceci n'est-il
pas bien net, et les cas d'en user sont-ils très rares. Dans un Etat
bien gouverné il y a peu de punitions, non parce qu'on fait beaucoup
de grâces, mais parce qu'il y a peu de criminels: la multitude des
crimes en assure l'impunité lorsque l'Etat dépérit.
Sous la République romaine jamais le Sénat ni les consuls
ne tentèrent de faire grâce; le peuple même n'en faisait
pas, quoiqu'il révoquât quelquefois son propre jugement. Les
fréquentes grâces annoncent que bientôt les forfaits
n'en auront plus besoin, et chacun voit où cela mène. Mais
je sens que mon coeur murmure et retient ma plume; laissons discuter ces
questions à l'homme juste qui n'a point failli, et qui jamais n'eut
lui-même besoin de grâce.
DE LA LOI
Par le pacte social nous avons donné l'existence
et la vie au corps politique: il s'agit maintenant de lui donner le mouvement
et la volonté par la législation. Car l'acte primitif par
lequel ce corps se forme et s'unit ne détermine rien encore de ce
qu'il doit faire pour se conserver.
Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel
par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines.
Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source, mais si nous savions
la recevoir de si haut nous n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois.
Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison
seule; mais cette justice pour être admise entre nous doit être
réciproque. A considérer humainement les choses, faute de
sanction naturelle les lois de la justice sont vaines parmi les hommes;
elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci
les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il
faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et
ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où
tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien
promis, je ne reconnais pour être à autrui que ce qui m'est
inutile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil où tous les
droits sont fixés par la loi.
Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi? Tant qu'on se
contentera de n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques,
on continuera de raisonner sans s'entendre, et quand on aura dit ce que
c'est qu'une loi de la nature on n'en saura pas mieux ce que c'est qu'une
loi de l'Etat.
J'ai déjà dit qu'il n'y avait point de
volonté générale sur un objet particulier. En effet
cet objet particulier est dans l'Etat ou hors de l'Etat. S'il est hors de
l'Etat, une volonté qui lui est étrangère n'est point
générale par rapport à lui; et si cet objet est dans
l'Etat, il en fait partie. Alors il se forme entre le tout et sa partie
une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la
partie est l'un, et le tout moins cette même partie est l'autre. Mais
le tout moins une partie n'est point le tout, et tant que ce rapport subsiste
il n'y a plus de tout mais deux parties inégales; d'où il
suit que la volonté de l'une n'est point non plus générale
par rapport à l'autre.
Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple
il ne considère que lui-même, et s'il se forme alors un rapport,
c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous
un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière
sur laquelle on statue est générale comme la volonté
qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.
Quand je dis que l'objet des lois est toujours général
j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions
comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière.
Ainsi la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais
elle n'en peut donner nommément à personne; la loi peut faire
plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités qui
donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels
pour y être admis; elle peut établir un gouvernement royal
et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire
un roi ni nommer une famille royale; en un mot toute fonction qui se rapporte
à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative.
Sur cette idée on voit à l'instant qu'il
ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu'elles
sont des actes de la volonté générale; ni si le Prince
est au-dessus des lois, puisqu'il est membre de l'Etat; ni si la loi peut
être injuste, puisque nul n'est injuste envers lui-même, ni
comment on est libre et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que des registres
de nos volontés.
On voit encore que la loi réunissant l'universalité
de la volonté et celle de l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puisse
être, ordonne de son chef n'est point une loi; ce qu'ordonne même
le souverain sur un objet particulier n'est pas non plus une loi mais un
décret, ni un acte de souveraineté mais de magistrature.
J'appelle donc République tout Etat régi
par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être:
car alors seulement l'intérêt public gouverne, et la chose
publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain
(Note 10)
: j'expliquerai ci-après ce que c'est que gouvernement.
Les lois ne sont proprement que les conditions de l'association
civile. Le Peuple soumis aux lois en doit être l'auteur; il n'appartient
qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société:
mais comment les régleront-ils? Sera-ce d'un commun accord, par une
inspiration subite? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer
ces volontés? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire
pour en former les actes et les publier d'avance, ou comment les prononcera-t-il
au moment du besoin? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce
qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle
d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système
de législation? De lui-même le peuple veut toujours le bien,
mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale
est toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé.
Il faut lui faire voir les objets tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils
doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu'elle cherche, la
garantir de la séduction des volontés particulières,
rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait
des avantages présents et sensibles, par le danger des maux éloignés
et cachés. Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent le public
veut le bien qu'il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides.
Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à
leur raison; il faut apprendre à l'autre à connaître
ce qu'il veut. Alors des lumières publiques résulte l'union
de l'entendement et de la volonté dans le corps social, de là
l'exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout. Voilà
d'où naît la nécessité d'un législateur.
DU LEGISLATEUR
Pour découvrir les meilleures règles de
société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence
supérieure, qui vît toutes les passions des hommes et qui n'en
éprouvât aucune, qui n'eût aucun rapport avec notre nature
et qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant
de nous et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre; enfin
qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée,
pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre
(Note 11) . Il faudrait des dieux pour donner
des lois aux hommes.
Le même raisonnement que faisait Caligula quant
au fait, Platon le faisait quant au droit pour définir l'homme civil
ou royal qu'il cherche dans son livre du règne, mais s'il est vrai
qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur?
Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer.
Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là
n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. Dans la naissance des
sociétés, dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques
qui font l'institution, et c'est ensuite l'institution qui forme les chefs
des républiques.
Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit
se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine;
de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait
et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive
en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution
de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale
à l'existence physique et indépendante que nous avons tous
reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à
l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères
et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces
naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes
et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite. En sorte que
si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien, que par tous les autres, et
que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure
à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire
que la législation est au plus haut point la perfection qu'elle puisse
atteindre.
Le législateur est à tous égards
un homme extraordinaire dans l'Etat. S'il doit l'être par son génie,
il ne l'est pas moins par son emploi. Ce n'est point magistrature, ce n'est
point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république,
n'entre point dans sa constitution. C'est une fonction particulière
et supérieure qui n'a rien de commun avec l'empire humain; car si
celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux lois, celui qui
commande aux lois ne doit pas non plus commander aux hommes; autrement ses
lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer
ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières
n'altérassent la sainteté de son ouvrage.
Quand Lycurgue donna des lois à sa patrie, il
commença par abdiquer la Royauté. C'était la coutume
de la plupart des villes grecques de confier à des étrangers
l'établissement des leurs. Les Républiques modernes de l'Italie
imitèrent souvent cet usage; celle de Genève en fit autant
et s'en trouva bien
(Note 12) . Rome dans son plus bel âge
vit renaître en son sein tous les crimes de la tyrannie, et se vit
prête à périr, pour avoir réuni sur les mêmes
têtes l'autorité législative et le pouvoir Souverain.
Cependant les décemvirs eux-mêmes ne s'arrogèrent
jamais le droit de faire passer aucune loi de leur seule autorité.
Rien de ce que nous vous proposons, disaient-ils au peuple, ne
peut passer en loi sans votre consentement. Romains, soyez vous-mêmes
les auteurs des lois qui doivent faire votre bonheur.
Celui qui rédige les lois n'a donc ou ne doit
avoir aucun droit législatif, et le peuple même ne peut, quand
il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable; parce que
selon le pacte fondamental il n'y a que la volonté générale
qui oblige les particuliers, et qu'on ne peut jamais s'assurer qu'une volonté
particulière est conforme à la volonté générale
qu'après l'avoir soumise aux suffrages libres du peuple: j'ai déjà
dit cela, mais il n'est pas inutile de le répéter.
Ainsi l'on trouve à la fois dans l'ouvrage de
la législation deux choses qui semblent incompatibles: une entreprise
au-dessus de la force humaine et, pour l'exécuter, une autorité
qui n'est rien.
Autre difficulté qui mérite attention.
Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n'en
sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d'idées qu'il
est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales
et les objets trop éloignés sont également hors de
sa portée; chaque individu, ne goûtant d'autre plan de gouvernement
que celui qui se rapporte à son intérêt particulier,
aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations
continuelles qu'imposent les bonnes lois. Pour qu'un peuple naissant pût
goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles
fondamentales de la raison d'Etat, il faudrait que l'effet pût devenir
la cause, que l'esprit social qui doit être l'ouvrage de l'institution
présidât à l'institution même, et que les hommes
fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles. Ainsi donc le
législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c'est
une nécessité qu'il recoure à une autorité d'un
autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans
convaincre.
Voilà ce qui força de tout temps les pères
des nations à recourir à l'intervention du Ciel et d'honorer
les dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux lois
de l'Etat comme à celles de la nature, et reconnaissant le même
pouvoir dans la formation de l'homme et dans celle de la cité, obéissent
avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité
publique.
Cette raison sublime qui s'élève au-dessus
de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur
met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner
par l'autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence
humaine (Note
13) . Mais il n'appartient pas à tout
homme de faire parler les dieux, ni d'en être cru quand il s'annonce
pour être leur interprète. La grande âme du législateur
est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver
des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce
avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à
l'oreille, ou trouver d'autres moyens grossiers d'en imposer au peuple.
Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hasard une troupe
d'insensés, mais il ne fondera jamais un empire, et son extravagant
ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment
un lien passager, il n'y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque
toujours subsistante, celle de l'enfant d'Ismaël qui depuis dix siècles
régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd'hui les
grands hommes qui les ont dictées; et tandis que l'orgueilleuse philosophie
ou l'aveugle esprit de parti ne voit en eux que d'heureux imposteurs, le
vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie
qui préside aux établissements durables.
Il ne faut pas de tout ceci conclure avec Warburton
que la politique et la religion aient parmi nous un objet commun, mais que
dans l'origine des nations l'une sert d'instrument à l'autre.
DU PEUPLE
Comme avant d'élever un grand
édifice l'architecte observe et sonde le sol, pour voir s'il en peut
soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger
de bonnes lois en elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple
auquel il les destine est propre à les supporter. C'est pour cela
que Platon refusa de donner des lois aux Arcadiens et aux Cyréniens,
sachant que ces deux peuples étaient riches et ne pouvaient souffrir
l'égalité: c'est pour cela qu'on vit en Crète de bonnes
lois et de méchants hommes, parce que Minos n'avait discipliné
qu'un peuple chargé de vices.
Mille nations ont brillé sur la terre qui n'auraient
jamais pu souffrir de bonnes lois, et celles mêmes qui l'auraient
pu n'ont eu dans toute leur durée qu'un temps fort court pour cela.
Les peuples ainsi que les hommes
(Note 14) ne sont dociles que dans leur jeunesse,
ils deviennent incorrigibles en vieillissant; quand une fois les coutumes
sont établies et les préjugés enracinés, c'est
une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer; le peuple
ne peut pas même souffrir qu'on touche à ses maux pour les
détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage
qui frémissent à l'aspect du médecin.
Ce n'est pas que, comme quelques maladies bouleversent
la tête des hommes et leur ôtent le souvenir du passé,
il ne se trouve quelquefois dans la durée des Etats des époques
violentes où les révolutions font sur les peuples ce que certaines
crises font sur les individus, où l'horreur du passé tient
lieu d'oubli, et où l'Etat, embrasé par les guerres civiles,
renaît pour ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de la jeunesse
en sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle
fut Rome après les Tarquins; et telles ont été parmi
nous la Hollande et la Suisse après l'expulsion des tyrans.
Mais ces événements sont rares; ce sont
des exceptions dont la raison se trouve toujours dans la constitution particulière
de l'Etat excepté. Elles ne sauraient même avoir lieu deux
fois pour le même peuple, car il peut se rendre libre tant qu'il n'est
que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé.
Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions
puissent le rétablir, et sitôt que ses fers sont brisés,
il tombe épars et n'existe plus. Il lui faut désormais un
maître et non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous
de cette maxime: on peut acquérir la liberté; mais on ne la
recouvre jamais.
Il est pour les nations comme pour les hommes un temps
de maturité qu'il faut attendre
(Note 15) avant de les soumettre à
des lois; mais la maturité d'un peuple n'est pas toujours facile
à connaître, et si on la prévient l'ouvrage est manqué.
Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l'est pas au bout
de dix siècles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés,
parce qu'ils l'ont été trop tôt. Pierre avait le génie
imitatif; il n'avait pas le vrai génie, celui qui crée et
fait tout de rien. Quelques-unes des choses qu'il fit étaient bien,
la plupart étaient déplacées. Il a vu que son peuple
était barbare, il n'a point vu qu'il n'était pas mûr
pour la police; il l'a voulu civiliser quand il ne fallait que l'aguerrir.
Il a d'abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il fallait commencer
par faire des Russes; il a empêché ses sujets de jamais devenir
ce qu'ils pourraient être, en leur persuadant qu'ils étaient
ce qu'ils ne sont pas. C'est ainsi qu'un précepteur français
forme son élève pour briller un moment dans son enfance, et
puis n'être jamais rien. L'Empire de Russie voudra subjuguer l'Europe
et sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins
deviendront ses maîtres et les nôtres. Cette révolution
me paraît infaillible. Tous les rois de l'Europe travaillent de concert
à l'accélérer.
SUITE
Comme la nature a donné des termes à la
stature d'un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait
plus que des géants ou des nains, il y a de même, eu égard
à la meilleure constitution d'un Etat, des bornes à l'étendue
qu'il peut avoir, afin qu'il ne soit ni trop grand pour pouvoir être
bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même.
Il y a dans tout corps politique un maximum de force qu'il ne saurait
passer, et duquel souvent il s'éloigne à force de s'agrandir.
Plus le lien social s'étend, plus il se relâche, et en général
un petit Etat est proportionnellement plus fort qu'un grand.
Mille raisons démontrent cette maxime. Premièrement
l'administration devient plus pénible dans les grandes distances,
comme un poids devient plus lourd au bout d'un plus grand levier. Elle devient
aussi plus onéreuse à mesure que les degrés se multiplient;
car chaque ville a d'abord la sienne que le peuple paye, chaque district
la sienne encore payée par le peuple, ensuite chaque province, puis
les grands gouvernements, les satrapies, les vice-royautés qu'il
faut toujours payer plus cher à mesure qu'on monte, et toujours aux
dépens du malheureux peuple; enfin vient l'administration suprême
qui écrase tout. Tant de surcharges épuisent continuellement
les sujets; loin d'être mieux gouvernés par ces différents
ordres, ils le sont moins bien que s'il n'y en avait qu'un seul au-dessus
d'eux. Cependant à peine reste-t-il des ressources pour les cas extraordinaires,
et quand il y faut recourir l'Etat est toujours à la veille de sa
ruine.
Ce n'est pas tout; non seulement le gouvernement a moins
de vigueur et de célérité pour faire observer les lois,
empêcher les vexations, corriger les abus, prévenir les entreprises
séditieuses qui peuvent se faire dans des lieux éloignés,
mais le peuple a moins d'affection pour ses chefs qu'il ne voit jamais,
pour la patrie qui est à ses yeux comme le monde, et pour ses concitoyens
dont la plupart lui sont étrangers. Les mêmes lois ne peuvent
convenir à tant de provinces diverses qui ont des moeurs différentes,
qui vivent sous des climats opposés, et qui ne peuvent souffrir la
même forme de gouvernement. Des lois différentes n'engendrent
que trouble et confusion parmi des peuples qui, vivant sous les mêmes
chefs et dans une communication continuelle, passent ou se marient les uns
chez les autres et, soumis à d'autres coutumes, ne savent jamais
si leur patrimoine est bien à eux. Les talents sont enfouis, les
vertus ignorées, les vices impunis, dans cette multitude d'hommes
inconnus les uns aux autres que le siège de l'administration suprême
rassemble dans un même lieu. Les chefs accablés d'affaires
ne voient rien par eux-mêmes, des commis gouvernent l'Etat. Enfin
les mesures qu'il faut prendre pour maintenir l'autorité générale,
à laquelle tant d'officiers éloignés veulent se soustraire
ou en imposer, absorbe tous les soins publics, il n'en reste plus pour le
bonheur du peuple, à peine en reste-t-il pour sa défense au
besoin, et c'est ainsi qu'un corps trop grand pour sa constitution s'affaisse
et périt écrasé sous son propre poids.
D'un autre côté, l'Etat doit se donner
une certaine base pour avoir de la solidité, pour résister
aux secousses qu'il ne manquera pas d'éprouver et aux efforts qu'il
sera contraint de faire pour se soutenir: car tous les peuples ont une espèce
de force centrifuge par laquelle ils agissent continuellement les uns contré
les autres et tendent à s'agrandir aux dépens de leurs voisins,
comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les faibles risquent d'être
bientôt engloutis, et nul ne peut guère se conserver qu'en
se mettant avec tous dans une espèce d'équilibre, qui rende
la compression partout a peu près égale.
On voit par là qu'il y a des raisons de s'étendre
et des raisons de se resserrer, et ce n'est pas le moindre talent du politique
de trouver, entre les unes et les autres, la proportion la plus avantageuse
à la conservation de l'Etat. On peut dire en général
que les premières, n'étant qu'extérieures et relatives,
doivent être subordonnées aux autres, qui sont internes et
absolues; une saine et forte constitution est la première chose qu'il
faut rechercher, et l'on doit plus compter sur la vigueur qui naît
d'un bon gouvernement que sur les ressources que fournit un grand territoire.
Au reste, on a vu des Etats tellement constitués
que la nécessité des conquêtes entrait dans leur constitution
même, et que pour se maintenir ils étaient forcés de
s'agrandir sans cesse. Peut-être se félicitaient-ils beaucoup
de cette heureuse nécessité, qui leur montrait pourtant, avec
le terme de leur grandeur, l'inévitable moment de leur chute.
SUITE
On peut mesurer un corps politique de deux manières;
savoir, par l'étendue du territoire, et par le nombre du peuple,
et il y a, entre l'une et l'autre de ces mesures, un rapport convenable
pour donner à l'Etat sa véritable grandeur. Ce sont les hommes
qui font l'Etat, et c'est le terrain qui nourrit les hommes; ce rapport
est donc que la terre suffise à l'entretien de ses habitants, et
qu'il y ait autant d'habitants que la terre en peut nourrir. C'est dans
cette proportion que se trouve le maximum de force d'un nombre donné
de peuple; car s'il y a du terrain de trop, la garde en est onéreuse,
la culture insuffisante, le produit superflu; c'est la cause prochaine des
guerres défensives; s'il n'y en a pas assez, l'Etat se trouve pour
le supplément à la discrétion de ses voisins; c'est
la cause prochaine des guerres offensives. Tout peuple qui n'a par sa position
que l'alternative entre le commerce ou la guerre est faible en lui-même;
il dépend de ses voisins, il dépend des événements;
il n'a jamais qu'une existence incertaine et courte. Il subjugue et change
de situation, ou il est subjugué et n'est rien. Il ne peut se conserver
libre qu'à force de petitesse ou de grandeur.
On ne peut donner en calcul un rapport fixe entre l'étendue
de terre et le nombre d'hommes qui se suffisent l'un à l'autre; tant
à cause des différences qui se trouvent dans les qualités
du terrain, dans ses degrés de fertilité, dans la nature de
ses productions, dans l'influence des climats, que de celles qu'on remarque
dans les tempéraments des hommes qui les habitent, dont les uns consomment
peu dans un pays fertile, les autres beaucoup sur un sol ingrat. Il faut
encore avoir égard à la plus grande ou moindre fécondité
des femmes, à ce que le pays peut avoir de plus ou moins favorable
à la population, à la quantité dont le législateur
peut espérer d'y concourir par ses établissements; de sorte
qu'il ne doit pas fonder son jugement sur ce qu'il voit mais sur ce qu'il
prévoit, ni s'arrêter autant à l'état actuel
de la population qu'à celui où elle doit naturellement parvenir.
Enfin il y a mille occasions où les accidents particuliers du lieu
exigent ou permettent qu'on embrasse plus de terrain qu'il ne paraît
nécessaire. Ainsi l'on s'étendra beaucoup dans un pays de
montagnes, où les productions naturelles, savoir, les bois, les pâturages,
demandent moins de travail, où l'expérience apprend que les
femmes sont plus fécondes que dans les plaines, et où un grand
sol incliné ne donne qu'une petite base horizontale, la seule qu'il
faut compter pour la végétation. Au contraire, on peut se
resserrer au bord de la mer, même dans des rochers et des sables presque
stériles; parce que la pêche y peut suppléer en grande
partie aux productions de la terre, que les hommes doivent être plus
rassemblés pour repousser les pirates, et qu'on à d'ailleurs
plus de facilité pour délivrer le pays, par les colonies,
des habitants dont il est surchargé.
A ces conditions pour instituer un peuple, il en faut
ajouter une qui ne peut suppléer à nulle autre, mais sans
laquelle elles sont toutes inutiles; c'est qu'on jouisse de l'abondance
de la paix; car le temps où s'ordonne un Etat est, comme celui où
se forme un bataillon, l'instant où le corps est le moins capable
de résistance et le plus facile à détruire. On résisterait
mieux dans un désordre absolu que dans un moment de fermentation,
où chacun s'occupe de son rang et non du péril. Qu'une guerre,
une famine, une sédition survienne en ce temps de crise, l'Etat est
infailliblement renversé.
Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup de gouvernements
établis durant ces orages; mais alors ce sont ces gouvernements mêmes
qui détruisent l'Etat. Les usurpateurs amènent ou choisissent
toujours ces temps de troubles pour faire passer, à la faveur de
l'effroi public, des lois destructives que le peuple n'adopterait jamais
de sang-froid. Le choix du moment de l'institution est un des caractères
les plus sûrs par lesquels on peut distinguer l'oeuvre du législateur
d'avec celle du tyran.
Quel peuple est donc propre à la législation?
Celui qui, se trouvant déjà lié par quelque union d'origine,
d'intérêt ou de convention, n'a point encore porté le
vrai joug des lois; celui qui n'a ni coutumes ni superstitions bien enracinées;
celui qui ne craint pas d'être accablé par une invasion subite,
qui, sans entrer dans les querelles de ses voisins, peut résister
seul à chacun d'eux, ou s'aider de l'un pour repousser l'autre; celui
dont chaque membre peut être connu de tous, et où l'on n'est
point forcé de charger un homme d'un plus grand fardeau qu'un homme
ne peut porter; celui qui peut se passer des autres peuples et dont tout
autre peuple peut se passer
(Note 16) ; celui qui n'est ni riche ni pauvre
et peut se suffire à lui-même; enfin celui qui réunit
la consistance d'un ancien peuple avec la docilité d'un peuple nouveau.
Ce qui rend pénible l'ouvrage de la législation est moins
ce qu'il faut établir que ce qu'il faut détruire; et ce qui
rend le succès si rare, c'est l'impossibilité de trouver la
simplicité de la nature jointe aux besoins de la société.
Toutes ces conditions, il est vrai, se trouvent difficilement rassemblées.
Aussi voit-on peu d'Etats bien constitués.
Il est encore en Europe un pays capable de législation;
c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave
peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait
bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai
quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera
l'Europe.
DES DIVERS SYSTEMES DE LEGISLATION
Si l'on recherche en quoi consiste précisément
le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système
de législation, on trouvera qu'il se réduit à ces deux
objets principaux, la liberté et l'égalité.
La liberté, parce que toute dépendance particulière
est autant de force ôtée au corps de l'Etat; l'égalité,
parce que la liberté ne peut subsister sans elle.
J'ai déjà dit ce que c'est que la liberté
civile; à l'égard de l'égalité, il ne faut pas
entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient
absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle
soit au-dessous de toute violence et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang
et des lois, et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez
opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être
contraint de se vendre. Ce qui suppose du côté des grands modération
de biens et de crédit, et du côté des petits, modération
d'avarice et de convoitise
(Note 17) .
Cette égalité, disent-ils, est une chimère
de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l'abus
est inévitable, s'ensuit-il qu'il ne faille pas au moins le régler?
C'est précisément parce que la force des choses tend toujours
à détruire l'égalité que la force de la législation
doit toujours tendre à la maintenir.
Mais ces objets généraux de toute bonne
institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports
qui naissent, tant de la situation locale que du caractère des habitants,
et c'est sur ces rapports qu'il faut assigner à chaque peuple un
système particulier d'institution qui soit le meilleur, non peut-être
en lui-même, mais pour l'Etat auquel il est destiné. Par exemple
le sol est-il ingrat et stérile, ou le pays trop serré pour
les habitants? Tournez-vous du côté de l'industrie et des arts,
dont vous échangerez les productions contre les denrées qui
vous manquent. Au contraire, occupez-vous de riches plaines et des coteaux
fertiles? Dans un bon terrain, manquez-vous d'habitants? Donnez tous vos
soins à l'agriculture qui multiplie les hommes, et chassez les arts
qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays, en attroupant sur
quelques points du territoire le peu d'habitants qu'il a
(Note 18) . Occupez-vous des rivages étendus
et commodes? Couvrez la mer de vaisseaux, cultivez le commerce et la navigation;
vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur
vos côtes que des rochers presque inaccessibles? Restez barbares et
ichtyophages; vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être,
et sûrement plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à
tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une
manière particulière et rend sa législation propre
à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux et récemment
les Arabes ont eu pour principal objet la religion, les Athéniens
les lettres, Carthage et Tyr le commerce, Rhodes la marine, Sparte la guerre,
et Rome la vertu. L'auteur de L'Esprit des lois a montré dans
des foules d'exemples par quel art le législateur dirige l'institution
vers chacun de ces objets.
Ce qui rend la constitution d'un Etat véritablement
solide et durable, c'est quand les convenances sont tellement observées
que les rapports naturels et les lois tombent toujours de concert sur les
mêmes points, et que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu'assurer,
accompagner, rectifier les autres. Mais si le législateur, se trompant
dans son objet, prend un principe différent de celui qui naît
de la nature des choses, que l'un tende à la servitude et l'autre
à la liberté, l'un aux richesses, l'autre à la population,
l'un à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les lois s'affaiblir
insensiblement, la constitution s'altérer, et l'Etat ne cessera d'être
agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé,
et que l'invincible nature ait repris son empire.
DIVISION DES LOIS
Pour ordonner le tout, ou donner la meilleure
forme possible à la chose publique, il y a diverses relations à
considérer. Premièrement l'action du corps entier agissant
sur lui-même, c'est-à-dire le rapport du tout au tout, ou du
souverain à l'Etat, et ce rapport est composé de celui des
termes intermédiaires, comme nous le verrons ci-après.
Les lois qui règlent ce rapport portent le nom
de lois politiques, et s'appellent aussi lois fondamentales, non sans quelque
raison si ces lois sont sages. Car s'il n'y a dans chaque Etat qu'une bonne
manière de l'ordonner, le peuple qui l'a trouvée doit s'y
tenir: mais si l'ordre établi est mauvais, pourquoi prendrait-on
pour fondamentales des lois qui l'empêchent d'être bon? D'ailleurs,
en tout état de cause, un peuple est toujours le maître de
changer ses lois, même les meilleures; car s'il lui plaît de
se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a droit de l'en empêcher?
La seconde relation est celle des membres entre eux
ou avec le corps entier, et ce rapport doit être au premier égard
aussi petit et au second aussi grand qu'il est possible: en sorte que chaque
citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et
dans une excessive dépendance de la Cité; ce qui se fait toujours
par les mêmes moyens; car il n'y a que la force de l'Etat qui fasse
la liberté de ses membres. C'est de ce deuxième rapport que
naissent les lois civiles.
On peut considérer une troisième sorte
de relation entre l'homme et la loi, savoir celle de la désobéissance
à la peine, et celle-ci donne lieu à l'établissement
des lois criminelles, qui dans le fond sont moins une espèce particulière
de lois que la sanction de toutes les autres.
A ces trois sortes de lois, il s'en joint une quatrième,
la plus importante de toutes; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l'airain,
mais dans les coeurs des citoyens; qui fait la véritable constitution
de l'Etat; qui prend tous les jours de nouvelles forces; qui, lorsque les
autres lois vieillissent ou s'éteignent, les ranime ou les supplée,
conserve un peuple dans l'esprit de son institution, et substitue insensiblement
la force de l'habitude à celle de l'autorité. Je parle des
moeurs, des coutumes, et surtout de l'opinion; partie inconnue à
nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes
les autres: partie dont le grand législateur s'occupe en secret,
tandis qu'il paraît se borner à des règlements particuliers
qui ne sont que le cintre de la voûte, dont les moeurs, plus lentes
à naître, forment enfin l'inébranlable clef.
Entre ces diverses classes, les lois politiques, qui
constituent la forme du gouvernement, sont la seule relative à mon
sujet.
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