JEAN-JACQUES
ROUSSEAU
DU CONTRAT SOCIAL
OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
QUE LA VOLONTE GENERALE EST INDESTRUCTIBLE
Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent
comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte
à la commune conservation, et au bien-être général.
Alors tous les ressorts de l'Etat sont vigoureux et simples, ses maximes
sont claires et lumineuses, il n'a point d'intérêts embrouillés,
contradictoires, le bien commun se montre partout avec évidence,
et ne demande que du bon sens pour être aperçu. La paix, l'union,
l'égalité sont ennemies des subtilités politiques.
Les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à cause
de leur simplicité, les leurres, les prétextes raffinés
ne leur en imposent point; ils ne sont pas même assez fins pour être
dupes. Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de
paysans régler les affaires de l'Etat sous un chêne et se conduire
toujours sagement peut-on s'empêcher de mépriser les raffinements
des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant
d'art et de mystères?
Un Etat ainsi gouverné a besoin de très
peu de lois, et à mesure qu'il devient nécessaire d'en promulguer
de nouvelles, cette nécessité se voit universellement. Le
premier qui les propose ne fait que dire ce que tous ont déjà
senti, et il n'est question ni de brigues ni d'éloquence pour faire
passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire,
sitôt qu'il sera sûr que les autres le feront comme lui.
Ce qui trompe les raisonneurs c'est que ne voyant que
des Etats mal constitués dès leur origine, ils sont frappés
de l'impossibilité d'y maintenir une semblable police. Ils rient
d'imaginer toutes les sottises qu'un fourbe adroit, un parleur insinuant
pourrait persuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils ne savent pas que
Cromwell eût été mis aux sonnettes par le peuple de
Berne, et le duc de Beaufort à la discipline par les Genevois.
Mais quand le noeud social commence à se relâcher
et l'Etat à s'affaiblir, quand les intérêts particuliers
commencent à se faire sentir et les petites sociétés
à influer sur la grande, l'intérêt commun s'altère
et trouve des opposants, l'unanimité ne règne plus dans les
voix, la volonté générale n'est plus la volonté
de tous, il s'élève des contradictions, des débats,
et le meilleur avis ne passe point sans disputes.
Enfin quand l'Etat près de sa ruine ne subsiste
plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu
dans tous les cours, que le plus vil intérêt se pare effrontément
du nom sacré du bien public alors la volonté générale
devient muette, tous guidés par des motifs secrets n'opinent pas
plus comme citoyens que si l'Etat n'eût jamais existé, et l'on
fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui
n'ont pour but que l'intérêt particulier.
S'ensuit-il de là que la volonté générale
soit anéantie ou corrompue? Non, elle est toujours constante, inaltérable
et pure; mais elle est subordonnée à d'autres qui l'emportent
sur elle. Chacun, détachant son intérêt de l'intérêt
commun, voit bien qu'il ne peut l'en séparer tout à fait,
mais sa part du mal public ne lui paraît rien, auprès du bien
exclusif qu'il prétend s'approprier. Ce bien particulier excepté,
il veut le bien général pour son propre intérêt
tout aussi fortement qu'aucun autre. Même en vendant son suffrage
à prix d'argent il n'éteint pas en lui la volonté générale,
il l'élude. La faute qu'il commet est de changer l'état de
la question et de répondre autre chose que ce qu'on lui demande:
En sorte qu'au lieu de dire par son suffrage: Il est avantageux d l'Etat,
il dit: Il est avantageux à tel homme ou à tel parti que
tel ou tel avis passe. Ainsi la loi de l'ordre public dans les assemblées
n'est pas tant d'y maintenir la volonté générale que
de faire qu'elle soit toujours interrogée et qu'elle réponde
toujours.
J'aurais ici bien des réflexions à faire
sur le simple droit de voter dans tout acte de souveraineté; droit
que rien ne peut ôter aux citoyens; et sur celui d'opiner, de proposer,
de diviser, de discuter, que le gouvernement a toujours grand soin de ne
laisser qu'à ses membres; mais cette importante matière demanderait
un traité à part, et je ne puis tout dire dans celui-ci.
DES SUFFRAGES
On voit par le chapitre précédent que
la manière dont se traitent les affaires générales
peut donner un indice assez sûr de l'état actuel des moeurs,
et de la santé du corps politique. Plus le concert règne dans
les assemblées, c'est-à-dire plus les avis approchent de l'unanimité,
plus aussi la volonté générale est dominante; mais
les longs débats, les dissensions, le tumulte, annoncent l'ascendant
des intérêts particuliers et le déclin de l'Etat.
Ceci paraît moins évident quand deux ou
plusieurs ordres entrent dans sa constitution, comme à Rome les patriciens
et les plébéiens, dont les querelles troublèrent souvent
les comices, même dans les plus beaux temps de la République;
mais cette exception est plus apparente que réelle; car alors par
le vice inhérent au corps politique on a, pour ainsi dire, deux Etats
en un; ce qui n'est pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun séparément.
Et en effet dans les temps même les plus orageux les plébiscites
du peuple, quand le Sénat ne s'en mêlait pas, passaient toujours
tranquillement et à la grande pluralité des suffrages. Les
citoyens n'ayant qu'un intérêt, le peuple n'avait qu'une volonté.
A l'autre extrémité du cercle l'unanimité
revient. C'est quand les citoyens tombés dans la servitude n'ont
plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et la flatterie
changent en acclamations les suffrages; on ne délibère plus,
on adore ou l'on maudit. Telle était la vile manière d'opiner
du Sénat sous les Empereurs. Quelquefois cela se faisait avec des
précautions ridicules: Tacite observe que sous Othon les sénateurs,
accablant Vitellius d'exécrations, affectaient de faire en même
temps un bruit épouvantable, afin que, si par hasard il devenait
le maître, il ne pût savoir ce que chacun d'eux avait dit.
De ces diverses considérations naissent les maximes
sur lesquelles on doit régler la manière de compter les voix
et de comparer les avis, selon que la volonté générale
est plus ou moins facile à connaître, et l'Etat plus ou moins
déclinant.
Il n'y a qu'une seule loi qui par sa nature exige un
consentement unanime. C'est le pacte social: car l'association civile est
l'acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né libre
et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte
que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. Décider que
le fils d'une esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne
naît pas homme.
Si donc lors du pacte social il s'y trouve des opposants,
leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement
qu'ils n'y soient compris; ce sont des étrangers parmi les citoyens.
Quand l'Etat est institué le consentement est dans la résidence;
habiter le territoire c'est se soumettre à la souveraineté
(Note 34) .
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre
oblige toujours tous les autres; c'est une suite du contrat même.
Mais on demande comment un homme peut être libre, et forcé
de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes.
Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles
ils n'ont pas consenti?
Je réponds que la question est mal posée.
Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles
qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent
quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les
membres de l'Etat est la volonté générale c'est par
elle qu'ils sont citoyens et libres (Note 35)
. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur
demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition
ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté
générale qui est la leur; chacun en donnant son suffrage dit
son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration
de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire
au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais
trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale
ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté,
j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu, c'est alors que je n'aurais
pas été libre.
Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères
de la volonté générale sont encore dans la pluralité:
quand ils cessent d'y être, quelque parti qu'on prenne il n'y a plus
de liberté.
En montrant ci-devant comment on substituait des volontés
particulières à la volonté générale dans
les délibérations publiques, j'ai suffisamment indiqué
les moyens praticables de prévenir cet abus; j'en parlerai encore
ci-après. A l'égard du nombre proportionnel des suffrages
pour déclarer cette volonté, j'ai aussi donné les principes
sur lesquels on peut le déterminer. La différence d'une seule
voix rompt l'égalité, un seul opposant rompt l'unanimité;
mais entre l'unanimité et l'égalité il y a plusieurs
partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre
selon l'état et les besoins du corps politique.
Deux maximes générales peuvent servir
à régler ces rapports: l'une, que plus les délibérations
sont importantes et graves, plus l'avis qui l'emporte doit approcher de
l'unanimité: l'autre, que plus l'affaire agitée exige de célérité,
plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des
avis; dans les délibérations qu'il faut terminer sur-le-champ,
l'excédent d'une seule voix doit suffire. La première de ces
maximes paraît plus convenable aux lois, et la seconde aux affaires.
Quoi qu'il en soit, c'est sur leur combinaison que s'établissent
les meilleurs rapports qu'on peut donner à la pluralité pour
prononcer.
DES ELECTIONS
A l'égard des élections du prince et des
magistrats, qui sont, comme je l'ai dit, des actes complexes, il y a deux
voies pour y procéder; savoir, le choix et le sort. L'une et l'autre
ont été employées en diverses républiques, et
l'on voit encore actuellement un mélange très compliqué
des deux dans l'élection du doge de Venise.
Le suffrage par le sort, dit Montesquieu, est
de la nature de la démocratie. J'en conviens, mais comment cela?
Le sort, continue-t-il, est une façon d'élire qui
n'afflige personne; il laisse à chaque citoyen une espérance
raisonnable de servir la patrie. Ce ne sont pas là des raisons.
Si l'on fait attention que l'élection des chefs
est une fonction du gouvernement et non de la souveraineté, on verra
pourquoi la voie du sort est plus dans la nature de la démocratie,
où l'administration est d'autant meilleure que les actes en sont
moins multipliés.
Dans toute véritable démocratie la magistrature
n'est pas un avantage mais une charge onéreuse, qu'on ne peut justement
imposer à un particulier plutôt qu'à un autre. La loi
seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera.
Car alors la condition étant égale pour tous, et le choix
ne dépendant d'aucune volonté humaine, il n'y a point d'application
particulière qui altère l'universalité de la loi.
Dans l'aristocratie le prince choisit le prince, le
gouvernement se conserve par lui-même, et c'est là que les
suffrages sont bien placés.
L'exemple de l'élection du doge de Venise confirme
cette distinction loin de la détruire. Cette forme mêlée
convient dans un gouvernement mixte. Car c'est une erreur de prendre le
gouvernement de Venise pour une véritable aristocratie. Si le peuple
n'y a nulle part au gouvernement, la noblesse y est peuple elle-même.
Une multitude de pauvres Barnabotes n'approcha jamais d'aucune magistrature,
et n'a de sa noblesse que le vain titre d'Excellence et le droit d'assister
au grand conseil. Ce grand conseil étant aussi nombreux que notre
conseil général à Genève, ses illustres membres
n'ont pas plus de privilèges que nos simples citoyens. Il est certain
qu'ôtant l'extrême disparité des deux républiques,
la bourgeoisie de Genève représente exactement le patriciat
vénitien, nos natifs et habitants représentent les citadins
et le peuple de Venise, nos paysans représentent les sujets de terre
ferme: enfin de quelque manière que l'on considère cette république,
abstraction faite de sa grandeur, son gouvernement n'est pas plus aristocratique
que le nôtre. Toute la différence est que n'ayant aucun chef
à vie nous n'avons pas le même besoin du sort.
Les élections par sort auraient peu d'inconvénient
dans une véritable démocratie où tout étant
égal, aussi bien par les moeurs et par les talents que par les maximes
et par la fortune, le choix deviendrait presque indifférent. Mais
j'ai déjà dit qu'il n'y avait point de véritable démocratie.
Quand le choix et le sort se trouvent mêlés,
le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles
que les emplois militaires; l'autre convient à celles où suffisent
le bon sens, la justice, l'intégrité, telles que les charges
de judicature; parce que dans un Etat bien constitué ces qualités
sont communes à tous les citoyens.
Le sort ni les suffrages n'ont aucun lieu dans le gouvernement
monarchique. Le monarque étant de droit seul prince et magistrat
unique, le choix de ses lieutenants n'appartient qu'à lui. Quand
l'abbé de Saint-Pierre proposait de multiplier les conseils du Roi
de France et d'en élire les membres par scrutin, il ne voyait pas
qu'il proposait de changer la forme du gouvernement.
Il me resterait à parler de la manière
de donner et de recueillir les voix dans l'assemblée du peuple; mais
peut-être l'historique de la police romaine à cet égard
expliquera-t-il plus sensiblement toutes les maximes que je pourrais établir.
Il n'est pas indigne d'un lecteur judicieux de voir un peu en détail
comment se traitaient les affaires publiques et particulières dans
un conseil de deux cent mille hommes.
DES COMICES ROMAINS
Nous n'avons nuls monuments bien assurés
des premiers temps de Rome; il y a même grande apparence que la plupart
des choses qu'on en débite sont des fables (Note
36) ; et en général la partie
la plus instructive des annales des peuples, qui est l'histoire de leur
établissement, est celle qui nous manque le plus. L'expérience
nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les révolutions
des empires; mais comme il ne se forme plus de peuples, nous n'avons guère
que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés.
Les usages qu'on trouve établis attestent au
moins qu'il y eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent
à ces origines, celles qu'appuient les plus grandes autorités
et que de plus fortes raisons confirment doivent passer pour les plus certaines.
Voilà les maximes que j'ai tâché de suivre en recherchant
comment le plus libre et le plus puissant peuple de la terre exerçait
son pouvoir suprême.
Après la fondation de Rome la République
naissante, c'est-à-dire l'armée du fondateur, composée
d'Albains, de Sabins, et d'étrangers, fut divisée en trois
classes, qui de cette division prirent le nom de tribus. Chacune
de ces tribus fut subdivisée en dix curies, et chaque curie en décuries,
à la tête desquelles on mit des chefs appelés curions
et décurions.
Outre cela on tira de chaque tribu un corps de cent
cavaliers ou chevaliers, appelé centurie: par où l'on voit
que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n'étaient
d'abord que militaires. Mais il semble qu'un instinct de grandeur portait
la petite ville de Rome à se donner d'avance une police convenable
à la capitale du monde.
De ce premier partage résulta bientôt un
inconvénient. C'est que la tribu des Albains (Note
37) et celle des Sabins
(Note 38) restant toujours au même état,
tandis que celle des étrangers (Note 39)
croissait sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette
dernière ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remède
que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la division,
et à celle des races, qu'il abolit, d'en substituer une autre tirée
des lieux de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois
tribus il en fit quatre; chacune desquelles occupait une des collines de
Rome et en portait le nom. Ainsi remédiant à l'inégalité
présente il la prévint encore pour l'avenir; et afin que cette
division ne fût pas seulement de lieux mais d'hommes il défendit
aux habitants d'un quartier de passer dans un autre, ce qui empêcha
les races de se confondre.
Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cavalerie
et y en ajouta douze autres, mais toujours sous les anciens noms; moyen
simple et judicieux par lequel il acheva de distinguer le corps des chevaliers
de celui du peuple, sans faire murmurer ce dernier.
A ces quatre tribus urbaines Servius en ajouta quinze
autres appelées tribus rustiques, parce qu'elles étaient formées
des habitants de la campagne, partagés en autant de cantons. Dans
la suite on en fit autant de nouvelles, et le peuple romain se trouva enfin
divisé en trente-cinq tribus; nombre auquel elles restèrent
fixées jusqu'à la fin de la République.
De cette distinction des tribus de la ville et des tribus
de la campagne résulta un effet digne d'être observé,
parce qu'il n'y en a point d'autre exemple, et que Rome lui dut à
la fois la conservation de ses moeurs et l'accroissement de son empire.
On croirait que les tribus urbaines s'arrogèrent bientôt la
puissance et les honneurs, et ne tardèrent pas d'avilir les tribus
rustiques; ce fut tout le contraire. On connaît le goût des
premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venait
du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques
et militaires, et relégua pour ainsi dire à la ville les arts,
les métiers, l'intrigue, la fortune et l'esclavage.
Ainsi tout ce que Rome avait d'illustre vivant aux champs
et cultivant les terres, on s'accoutuma à ne chercher que là
les soutiens de la République. Cet état étant celui
des plus dignes patriciens fut honoré de tout le monde: la vie simple
et laborieuse des villageois fut préférée à
la vie oisive et lâche des bourgeois de Rome, et tel n'eût été
qu'un malheureux prolétaire à la ville qui, laboureur aux
champs, devint un citoyen respecté. Ce n'est pas sans raison, disait
Varron, que nos magnanimes ancêtres établirent au village la
pépinière de ces robustes et vaillants hommes qui les défendaient
en temps de guerre et les nourrissaient en temps de paix. Pline dit positivement
que les tribus des champs étaient honorées à cause
des hommes qui les composaient; au lieu qu'on transférait par ignominie
dans celles de la ville les lâches qu'on voulait avilir. Le Sabin
Appius Claudius étant venu s'établir à Rome y fut comblé
d'honneurs et inscrit dans une tribu rustique qui prit dans la suite le
nom de sa famille. Enfin les affranchis entraient tous dans les tribus urbaines,
jamais dans les rurales; et il n'y a pas durant toute la République
un seul exemple d'aucun de ces affranchis parvenu à aucune magistrature,
quoique devenu citoyen.
Cette maxime était excellente; mais elle fut
poussée si loin qu'il en résulta enfin un changement et certainement
un abus dans la police.
Premièrement, les censeurs, après s'être
arrogé longtemps le droit de transférer arbitrairement les
citoyens d'une tribu à l'autre, permirent à la plupart de
se faire inscrire dans celle qui leur plaisait; permission qui sûrement
n'était bonne à rien, et ôtait un des grands ressorts
de la censure. De plus, les grands et les puissants se faisant tous inscrire
dans les tribus de la campagne, et les affranchis devenus citoyens restant
avec la populace dans celles de la ville, les tribus en général
n'eurent plus de lieu ni de territoire; mais toutes se trouvèrent
tellement mêlées qu'on ne pouvait plus discerner les membres
de chacune que par les registres, en sorte que l'idée du mot tribu
passa ainsi du réel au personnel ou, plutôt, devint presque
une chimère.
Il arriva encore que les tribus de la ville, étant
plus à portée, se trouvèrent souvent les plus fortes
dans les comices, et vendirent l'Etat à ceux qui daignaient acheter
les suffrages de la canaille qui les composait.
A l'égard des curies, l'instituteur en ayant
fait dix en chaque tribu, tout le peuple romain alors renfermé dans
les murs de la ville se trouva composé de trente curies, dont chacune
avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses prêtres, et ses fêtes
appelées compitalia, semblables aux paganalia qu'eurent
dans la suite les tribus rustiques.
Au nouveau partage de Servius ce nombre de trente ne
pouvant se répartir également dans ses quatre tribus, il n'y
voulut point toucher, et les curies indépendantes des tribus devinrent
une autre division des habitants de Rome. Mais il ne fut point question
de curies ni dans les tribus rustiques ni dans le peuple qui les composait,
parce que les tribus étant devenues un établissement purement
civil, et une autre police ayant été introduite pour la levée
des troupes, les divisions militaires de Romulus se trouvèrent superflues.
Ainsi, quoique tout citoyen fût inscrit dans une tribu, il s'en fallait
beaucoup que chacun ne le fût dans une curie.
Servius fit encore une troisième division qui
n'avait aucun rapport aux deux précédentes, et devint par
ses effets la plus importante de toutes. Il distribua tout le peuple romain
en six classes, qu'il ne distingua ni par le lieu ni par les hommes, mais
par les biens. En sorte que les premières classes étaient
remplies par les riches, les dernières par les pauvres, et les moyennes
par ceux qui jouissaient d'une fortune médiocre. Ces six classes
étaient subdivisées en cent quatre-vingt-treize autres corps
appelés centuries, et ces corps étaient tellement distribués
que la première classe en comprenait seule plus de la moitié,
et la dernière n'en formait qu'un seul. Il se trouva ainsi que la
classe la moins nombreuse en hommes l'était le plus en centuries,
et que la dernière classe entière n'était comptée
que pour une subdivision, bien qu'elle contînt seule plus de la moitié
des habitants de Rome.
Afin que le peuple pénétrât moins
les conséquences de cette dernière forme, Servius affecta
de lui donner un air militaire: il inséra dans la seconde classe
deux centuries d'armuriers, et deux d'instruments de guerre dans la quatrième.
Dans chaque classe, excepté la dernière, il distingua les
jeunes et les vieux, c'est-à-dire ceux qui étaient obligés
de porter les armes, et ceux que leur âge en exemptait par les lois;
distinction qui plus que celle des biens produisit la nécessité
de recommencer souvent le cens ou dénombrement. Enfin il voulut que
l'assemblée se tînt au champ de Mars, et que tous ceux qui
étaient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.
La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la dernière
classe cette même division des jeunes et des vieux, c'est qu'on n'accordait
point à la populace dont elle était composée l'honneur
de porter les armes pour la patrie; il fallait avoir des foyers pour obtenir
le droit de les défendre, et de ces innombrables troupes de gueux
dont brillent aujourd'hui les armées des rois, il n'y en a pas un,
peut-être, qui n'eût été chassé avec dédain
d'une cohorte romaine, quand les soldats étaient les défenseurs
de la liberté.
On distingua pourtant encore dans la dernière
classe les prolétaires de ceux qu'on appelait capite censi
Les premiers, non tout à fait réduits à rien, donnaient
au moins des citoyens à l'Etat, quelquefois même des soldats
dans les besoins pressants. Pour ceux qui n'avaient rien du tout et qu'on
ne pouvait dénombrer que par leurs têtes, ils étaient
tout à fait regardés comme nuls, et Marius fut le premier
qui daigna les enrôler.
Sans décider ici si ce troisième dénombrement
était bon ou mauvais en lui-même, je crois pouvoir affirmer
qu'il n'y avait que les moeurs simples des premiers Romains, leur désintéressement,
leur goût pour l'agriculture, leur mépris pour le commerce
et pour l'ardeur du gain, qui pussent le rendre praticable. Où est
le peuple moderne chez lequel la dévorante avidité, l'esprit
inquiet, l'intrigue, les déplacements continuels, les perpétuelles
révolutions des fortunes pussent laisser durer vingt ans un pareil
établissement sans bouleverser tout l'Etat? Il faut même bien
remarquer que les moeurs et la censure plus fortes que cette institution
en corrigèrent le vice à Rome, et que tel riche se vit relégué
dans la classe des pauvres, pour avoir trop étalé sa richesse.
De tout ceci l'on peut comprendre aisément pourquoi
il n'est presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu'il y en
eût réellement six. La sixième, ne fournissant ni soldats
à l'armée ni votants au champ de Mars (Note
40) et n'étant presque d'aucun usage
dans la République, était rarement comptée pour quelque
chose.
Telles furent les différentes divisions du peuple
romain. Voyons à présent l'effet qu'elles produisaient dans
les assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées
s'appelaient comices, elles se tenaient ordinairement dans la place
de Rome au champ de Mars, et se distinguaient en comices par curies, comices
par centuries, et comices par tribus, selon celle de ces trois formes sur
laquelle elles étaient ordonnées: les comices par curies étaient
de l'institution de Romulus, ceux par centuries de Servius, ceux par tribus
des tribuns du peuple. Aucune loi ne recevait la sanction, aucun magistrat
n'était élu que dans les comices, et comme il n'y avait aucun
citoyen qui ne fût inscrit dans une curie, dans une centurie, ou dans
une tribu, il s'ensuit qu'aucun citoyen n'était exclu du droit de
suffrage, et que le peuple romain était véritablement souverain
de droit et de fait.
Pour que les comices fussent légitimement assemblés
et que ce qui s'y faisait eût force de loi il fallait trois conditions:
la première que le corps ou le magistrat qui les convoquait fût
revêtu pour cela de l'autorité nécessaire; la seconde
que l'assemblée se fît un des jours permis par la loi; la troisième
que les augures fussent favorables.
La raison du premier règlement n'a pas besoin
d'être expliquée. Le second est une affaire de police; ainsi
il n'était pas permis de tenir les comices les jours de férie
et de marché, où les gens de la campagne venant à Rome
pour leurs affaires n'avaient pas le temps de passer la journée dans
la place publique. Par le troisième le Sénat tenait en bride
un peuple fier et remuant, et tempérait à propos l'ardeur
des tribuns séditieux; mais ceux-ci trouvèrent plus d'un moyen
de se délivrer de cette gêne.
Les lois et l'élection des chefs n'étaient
pas les seuls points soumis au jugement des comices. Le peuple romain ayant
usurpé les plus importantes fonctions du gouvernement, on peut dire
que le sort de l'Europe était réglé dans ses assemblées.
Cette variété d'objets donnait lieu aux diverses formes que
prenaient ces assemblées selon les matières sur lesquelles
il avait à prononcer.
Pour juger de ces diverses formes il suffit de les comparer.
Romulus en instituant les curies avait en vue de contenir le Sénat
par le peuple et le peuple par le Sénat, en dominant également
sur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute l'autorité
du nombre pour balancer celle de la puissance et des richesses qu'il laissait
aux patriciens. Mais selon l'esprit de la monarchie, il laissa cependant
plus d'avantage aux patriciens par l'influence de leurs clients sur la pluralité
des suffrages. Cette admirable institution des patrons et des clients fut
un chef-d'oeuvre de politique et d'humanité, sans lequel le patriciat,
si contraire à l'esprit de la République, n'eût pu subsister.
Rome seule a eu l'honneur de donner au monde ce bel exemple, duquel il ne
résulta jamais d'abus, et qui pourtant n'a jamais été
suivi.
Cette même forme des curies ayant subsisté
sous les rois jusqu'à Servius, et le règne du dernier Tarquin
n'étant point compté pour légitime, cela fit distinguer
généralement les lois royales par le nom de leges curiatae.
Sous la République les curies, toujours bornées
aux quatre tribus urbaines, et ne contenant plus que la populace de Rome,
ne pouvaient convenir ni au Sénat qui était à la tête
des patriciens, ni aux tribuns qui, quoique plébéiens, étaient
à la tête des citoyens aisés. Elles tombèrent
donc dans le discrédit, et leur avilissement fut tel que leurs trente
licteurs assemblés faisaient ce que les comices par curies auraient
dû faire.
La division par centuries était si favorable
à l'aristocratie qu'on ne voit pas d'abord comment le Sénat
ne l'emportait pas toujours dans les comices qui portaient ce nom, et par
lesquels étaient élus les consuls, les censeurs, et les autres
magistrats curules. En effet des cent quatre-vingt-treize centuries qui
formaient les six classes de tout le peuple romain, la première classe
en comprenant quatre-vingt-dix-huit, et les voix ne se comptant que par
centuries, cette seule première classe l'emportait en nombre de voix
sur toutes les autres. Quand toutes ses centuries étalent d'accord
on ne continuait pas même à recueillir les suffrages; ce qu'avait
décidé le plus petit nombre passait pour une décision
de la multitude, et l'on peut dire que dans les comices par centuries les
affaires se réglaient à la pluralité des écus
bien plus qu'à celle des voix.
Mais cette extrême autorité se tempérait
par deux moyens. Premièrement les tribuns pour l'ordinaire, et toujours
un grand nombre de plébéiens, étant dans la classe
des riches balançaient le crédit des patriciens dans cette
première classe.
Le second moyen consistait en ceci, qu'au lieu de faire
d'abord voter les centuries selon leur ordre, ce qui aurait toujours fait
commencer par la première, on en tirait une au sort, et celle-là
(Note 41) procédait
seule à l'élection; après quoi toutes les centuries
appelées un autre jour selon leur rang répétaient la
même élection et la confirmaient ordinairement. On ôtait
ainsi l'autorité de l'exemple au rang pour la donner au sort selon
le principe de la démocratie.
Il résultait de cet usage un autre avantage encore;
c'est que les citoyens de la campagne avaient le temps entre les deux élections
de s'informer du mérite du candidat provisionnellement nommé,
afin de ne donner leur voix qu'avec connaissance de cause. Mais sous prétexte
de célérité l'on vint à bout d'abolir cet usage,
et les deux élections se firent le même jour.
Les comices par tribus étaient proprement le
conseil du peuple romain. Ils ne se convoquaient que par les tribuns; les
tribuns y étaient élus et y passaient leurs plébiscites.
Non seulement le Sénat n'y avait point de rang, il n'avait pas même
le droit d'y assister, et forcés d'obéir à des lois
sur lesquelles ils n'avaient pu voter, les sénateurs à cet
égard étaient moins libres que les derniers citoyens. Cette
injustice était tout à fait mal entendue, et suffisait seule
pour invalider les décrets d'un corps où tous ses membres
n'étaient pas admis. Quand tous les patriciens eussent assisté
à ces comices selon le droit qu'ils en avaient comme citoyens, devenus
alors simples particuliers ils n'eussent guère influé sur
une forme de suffrages qui se recueillaient par tête, et où
le moindre prolétaire pouvait autant que le prince du Sénat.
On voit donc qu'outre l'ordre qui résultait de
ces diverses distributions pour le recueillement des suffrages d'un si grand
peuple, ces distributions ne se réduisaient pas à des formes
indifférentes en elles-mêmes, mais que chacune avait des effets
relatifs aux vues qui la faisaient préférer.
Sans entrer là-dessus en de plus longs détails,
il résulte des éclaircissements précédents que
les comices par tribus étaient les plus favorables au gouvernement
populaire, et les comices par centuries à l'aristocratie. A l'égard
des comices par curies où la seule populace de Rome formait la pluralité,
comme ils n'étaient bons qu'à favoriser la tyrannie et les
mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les séditieux
eux-mêmes s'abstenant d'un moyen qui mettait trop à découvert
leurs projets. Il est certain que toute la majesté du peuple romain
ne se trouvait que dans les comices par centuries, qui seuls étaient
complets; attendu que dans les comices par curies manquaient les tribus
rustiques, et dans les comices par tribus le Sénat et les patriciens.
Quant à la manière de recueillir les suffrages,
elle était chez les premiers Romains aussi simple que leurs moeurs,
quoique moins simple encore qu'à Sparte. Chacun donnait son suffrage
à haute voix, un greffier les écrivait à mesure; pluralité
de voix dans chaque tribu déterminait le suffrage de la tribu, pluralité
de voix entre les tribus déterminait le suffrage du peuple, et ainsi
des curies et des centuries. Cet usage était bon tant que l'honnêteté
régnait entre les citoyens et que chacun avait honte de donner publiquement
son suffrage à un avis injuste ou à un sujet indigne; mais
quand le peuple se corrompit et qu'on acheta les voix, il convint qu'elles
se donnassent en secret pour contenir les acheteurs par la défiance,
et fournir aux fripons le moyen de n'être pas des traîtres.
Je sais que Cicéron blâme ce changement
et lui attribue en partie la ruine de la République. Mais quoique
je sente le poids que doit avoir ici l'autorité de Cicéron,
je ne puis être de son avis. Je pense, au contraire, que pour n'avoir
pas fait assez de changements semblables on accéléra la perte
de l'Etat. Comme le régime des gens sains n'est pas propre aux malades,
il ne faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes
lois qui conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette
maxime que la durée de la République de Venise, dont le simulacre
existe encore, uniquement parce que ses lois ne conviennent qu'à
de méchants hommes.
On distribua donc aux citoyens des tablettes par lesquelles
chacun pouvait voter sans qu'on sût quel était son avis. On
établit aussi de nouvelles formalités pour le recueillement
des tablettes, le compte des voix, la comparaison des nombres, etc. Ce qui
n'empêcha pas que la fidélité des officiers chargés
de ces fonctions (Note 42)
ne fût souvent suspectée. On fit enfin, pour empêcher
la brigue et le trafic des suffrages, des édits dont la multitude
montre l'inutilité.
Vers les derniers temps, on était souvent contraint
de recourir à des expédients extraordinaires pour suppléer
à l'insuffisance des lois. Tantôt on supposait des prodiges;
mais ce moyen qui pouvait en imposer au peuple n'en imposait pas à
ceux qui le gouvernaient; tantôt on convoquait brusquement une assemblée
avant que les candidats eussent eu le temps de faire leurs brigues; tantôt
on consumait toute une séance à parler quand on voyait le
peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti. Mais enfin
l'ambition éluda tout; et ce qu'il y a d'incroyable, c'est qu'au
milieu de tant d'abus ce peuple immense, à la faveur de ses anciens
règlements, ne laissait pas d'élire les magistrats, de passer
les lois, de juger les causes, d'expédier les affaires particulières
et publiques, presque avec autant de facilité qu'eût pu faire
le Sénat lui-même.
DU TRIBUNAT
Quand on ne peut établir une exacte proportion
entre les parties constitutives de l'Etat, ou que des causes indestructibles
en altèrent sans cesse les rapports, alors on institue une magistrature
particulière qui ne fait point corps avec les autres, qui replace
chaque terme dans son vrai rapport, et qui fait une liaison ou un moyen
terme soit entre le prince et le peuple, soit entre le prince et le souverain,
soit à la fois des deux côtés s'il est nécessaire.
Ce corps, que j'appellerai tribunat, est le conservateur
des lois et du pouvoir législatif. Il sert quelquefois à protéger
le souverain contre le gouvernement, comme faisaient à Rome les tribuns
du peuple, quelquefois à soutenir le gouvernement contre le peuple,
comme fait maintenant à Venise le conseil des Dix, et quelquefois
à maintenir l'équilibre de part et d'autre, comme faisaient
les éphores à Sparte.
Le tribunat n'est point une partie constitutive de la
cité, et ne doit avoir aucune portion de la puissance législative
ni de l'exécutive, mais c'est en cela même que la sienne est
plus grande: car ne pouvant rien faire il peut tout empêcher. Il est
plus sacré et plus révéré comme défenseur
des lois que le prince qui les exécute et que le souverain qui les
donne. C'est ce qu'on vit bien clairement à Rome quand ces fiers
patriciens, qui méprisèrent toujours le peuple entier, furent
forcés de fléchir devant un simple officier du peuple, qui
n'avait ni auspices ni juridiction.
Le tribunat sagement tempéré est le plus
ferme appui d'une bonne constitution; mais pour peu de force qu'il ait de
trop il renverse tout. A l'égard de la faiblesse, elle n'est pas
dans sa nature, et pourvu qu'il soit quelque chose, il n'est jamais moins
qu'il ne faut.
Il dégénère en tyrannie quand il
usurpe la puissance exécutive dont il n'est que le modérateur,
et qu'il veut dispenser les lois qu'il ne doit que protéger. L'énorme
pouvoir des éphores, qui fut sans danger tant que Sparte conserva
ses moeurs, en accéléra la corruption commencée. Le
sang d'Agis égorgé par ces tyrans fut vengé par son
successeur: le crime et le châtiment des éphores hâtèrent
également la perte de la République, et après Cléomène
Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la même voie,
et le pouvoir excessif des tribuns usurpé par degrés servit
enfin, à l'aide des lois faites pour la liberté, de sauvegarde
aux empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil des Dix à
Venise, c'est un tribunal de sang, horrible également aux patriciens
et au peuple, et qui, loin de protéger hautement les lois, ne sert
plus, après leur avilissement, qu'à porter dans les ténèbres
des coups qu'on n'ose apercevoir.
Le tribunat s'affaiblit comme le gouvernement par la
multiplication de ses membres. Quand les tribuns du peuple romain, d'abord
au nombre de deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre, le Sénat
les laissa faire, bien sûr de contenir les uns par les autres; ce
qui ne manqua pas d'arriver.
Le meilleur moyen de prévenir les usurpations
d'un si redoutable corps, moyen dont nul gouvernement ne s'est avisé
jusqu'ici, serait de ne pas rendre ce corps permanent, mais de régler
des intervalles durant lesquels il resterait supprimé. Ces intervalles,
qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux abus le temps
de s'affermir, peuvent être fixés par la loi, de manière
qu'il soit aisé de les abréger au besoin par des commissions
extraordinaires.
Ce moyen me paraît sans inconvénient, parce
que, comme je l'ai dit, le tribunat ne faisant point partie de la constitution
peut être ôté sans qu'elle en souffre; et il me paraît
efficace, parce qu'un magistrat nouvellement rétabli ne part point
du pouvoir qu'avait son prédécesseur, mais de celui que la
loi lui donne.
DE LA DICTATURE
L'inflexibilité des lois, qui les empêche
de se plier aux événements, peut en certains cas les rendre
pernicieuses, et causer par elles la perte de l'Etat dans sa crise. L'ordre
et la lenteur des formes demandent un espace de temps que les circonstances
refusent quelquefois. Il peut se présenter mille cas auxquels le
législateur n'a point pourvu, et c'est une prévoyance très
nécessaire de sentir qu'on ne peut tout prévoir.
Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions
politiques jusqu'à s'ôter le pouvoir d'en suspendre l'effet.
Sparte elle-même a laissé dormir ses lois.
Mais il n'y a que les plus grands dangers qui puissent
balancer celui d'altérer l'ordre public, et l'on ne doit jamais arrêter
le pouvoir sacré des lois que quand il s'agit du salut de la patrie.
Dans ces cas rares et manifestes on pourvoit à la sûreté
publique par un acte particulier qui en remet la charge au plus digne. Cette
commission peut se donner de deux manières selon l'espèce
du danger.
Si pour y remédier il suffit d'augmenter l'activité
du gouvernement, on le concentre dans un ou deux de ses membres. Ainsi ce
n'est pas l'autorité des lois qu'on altère mais seulement
la forme de leur administration. Que si le péril est tel que l'appareil
des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors on nomme un chef
suprême qui fasse taire toutes les lois et suspende un moment l'autorité
souveraine; en pareil cas la volonté générale n'est
pas douteuse, et il est évident que la première intention
du peuple est que l'Etat ne périsse pas. De cette manière
la suspension de l'autorité législative ne l'abolit point;
le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler, il la domine sans
pouvoir la représenter; il peut tout faire, excepté des lois.
Le premier moyen s'employait par le Sénat romain
quand il chargeait les consuls par une formule consacrée de pourvoir
au salut de la République; le second avait lieu quand un des deux
consuls nommait un dictateur (Note 43)
; usage dont Albe avait donné l'exemple à Rome.
Dans les commencements de la République on eut
très souvent recours à la dictature, parce que l'Etat n'avait
pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par la force
de sa constitution. Les moeurs rendant alors superflues bien des précautions
qui eussent été nécessaires dans un autre temps, on
ne craignait ni qu'un dictateur abusât de son autorité, ni
qu'il tentât de la garder au-delà du terme. Il semblait, au
contraire, qu'un si grand pouvoir fût à charge à celui
qui en était revêtu, tant il se hâtait de s'en défaire;
comme si c'eût été un poste trop pénible et trop
périlleux de tenir la place des lois!
Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus mais celui de
l'avilissement qui fait blâmer l'usage indiscret de cette suprême
magistrature dans les premiers temps. Car tandis qu'on la prodiguait à
des élections, à des dédicaces, à des choses
de pure formalité, il était à craindre qu'elle ne devînt
moins redoutable au besoin, et qu'on ne s'accoutumât à regarder
comme un vain titre celui qu'on n'employait qu'à de vaines cérémonies.
Vers la fin de la République, les Romains, devenus
plus circonspects, ménagèrent la dictature avec aussi peu
de raison qu'ils l'avaient prodiguée autrefois. Il était aisé
de voir que leur crainte était mal fondée, que la faiblesse
de la capitale faisait alors sa sûreté contre les magistrats
qu'elle avait dans son sein, qu'un dictateur pouvait en certains cas défendre
la liberté publique sans jamais y pouvoir attenter, et que les fers
de Rome ne seraient point forgés dans Rome même, mais dans
ses armées: le peu de résistance que firent Marius à
Sylla, et Pompée à César, montra bien ce qu'on pouvait
attendre de l'autorité du dedans contre la force du dehors.
Cette erreur leur fit faire de grandes fautes. Telle,
par exemple, fut celle de n'avoir pas nommé un dictateur dans l'affaire
de Catilina; car comme il n'était question que du dedans de la ville,
et, tout au plus, de quelque province d'Italie, avec l'autorité sans
bornes que les lois donnaient au dictateur il eût facilement dissipé
la conjuration, qui ne fut étouffée que par un concours d'heureux
hasards que jamais la prudence humaine ne devait attendre.
Au lieu de cela, le Sénat se contenta de remettre
tout son pouvoir aux consuls; d'où il arriva que Cicéron,
pour agir efficacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point
capital, et que, si les premiers transports de joie firent approuver sa
conduite, ce fut avec justice que dans la suite on lui demanda compte du
sang des citoyens versé contre les lois; reproche qu'on n'eût
pu faire à un dictateur. Mais l'éloquence du consul entraîna
tout; et lui-même, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que sa patrie,
ne cherchait pas tant le moyen le plus légitime et le plus sûr
de sauver l'Etat que celui d'avoir tout l'honneur de cette affaire
(Note 44) . Aussi fut-il honoré justement
comme libérateur de Rome, et justement puni comme infracteur des
lois. Quelque brillant qu'ait été son rappel, il est certain
que ce fut une grâce.
Au reste, de quelque manière que cette importante
commission soit conférée, il importe d'en fixer la durée
à un terme très court qui jamais ne puisse être prolongé;
dans les crises qui la font établir l'Etat est bientôt détruit
ou sauvé, et, passé le besoin pressant, la dictature devient
tyrannique ou vaine. A Rome les dictateurs ne l'étant que pour six
mois, la plupart abdiquèrent avant ce terme. Si le terme eût
été plus long, peut-être eussent-ils été
tentés de le prolonger encore, comme firent les décemvirs
celui d'une année. Le dictateur n'avait que le temps de pourvoir
au besoin qui l'avait fait élire, il n'avait pas celui de songer
à d'autres projets.
DE LA CENSURE
De même que la déclaration de la volonté
générale se fait par la loi, la déclaration du jugement
public se fait par la censure; l'opinion publique est l'espèce de
loi dont le censeur est le ministre, et qu'il ne fait qu'appliquer aux cas
particuliers, à l'exemple du prince.
Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre de
l'opinion du peuple, il n'en est que le déclarateur, et sitôt
qu'il s'en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet.
Il est inutile de distinguer les moeurs d'une nation
des objets de son estime; car tout cela tient au même principe et
se confond nécessairement. Chez tous les peuples du monde, ce n'est
point la nature mais l'opinion qui décide du choix de leurs plaisirs.
Redressez les opinions des hommes et leurs moeurs s'épureront d'elles-mêmes.
On aime toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel, mais c'est sur
ce jugement qu'on se trompe; c'est donc ce jugement qu'il s'agit de régler.
Qui juge des moeurs juge de l'honneur, et qui juge de l'honneur prend sa
loi de l'opinion.
Les opinions d'un peuple naissent de sa constitution;
quoique la loi ne règle pas les moeurs, c'est la législation
qui les fait naître; quand la législation s'affaiblit les moeurs
dégénèrent, mais alors le jugement des censeurs ne
fera pas ce que la force des lois n'aura pas fait.
Il suit de là que la censure peut être
utile pour conserver les moeurs, jamais pour les rétablir. Etablissez
des censeurs durant la vigueur des lois; sitôt qu'elles l'ont perdue,
tout est désespéré; rien de légitime n'a plus
de force lorsque les lois n'en ont plus.
La censure maintient les moeurs en empêchant les
opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages applications,
quelquefois même en les fixant lorsqu'elles sont encore incertaines.
L'usage des seconds dans les duels, porté jusqu'à la fureur
dans le royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d'un édit
du Roi: Quant à ceux qui ont la lâcheté d'appeler
des seconds. Ce jugement prévenant celui du public le détermina
tout d'un coup. Mais quand les mêmes édits voulurent prononcer
que c'était aussi une lâcheté de se battre en duel,
ce qui est très vrai, mais contraire à l'opinion commune,
le public se moqua de cette décision sur laquelle son jugement était
déjà porté.
J'ai dit ailleurs (Note 45)
que l'opinion publique n'étant point soumise à la contrainte,
il n'en fallait aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter.
On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entièrement perdu
chez les modernes, était mis en oeuvre chez les Romains et mieux
chez les Lacédémoniens.
Un homme de mauvaises moeurs ayant ouvert un bon avis
dans le conseil de Sparte, les éphores sans en tenir compte firent
proposer le même avis par un citoyen vertueux. Quel honneur pour l'un,
quelle honte pour l'autre, sans avoir donné ni louange ni blâme
à aucun des deux! Certains ivrognes de Samos (Note
46) souillèrent le tribunal des éphores:
le lendemain par édit public il fut permis aux Samiens d'être
des vilains. Un vrai châtiment eût été moins sévère
qu'une pareille impunité. Quand Sparte a prononcé sur ce qui
est ou n'est pas honnête, la Grèce n'appelle pas de ses jugements.
DE LA RELIGION CIVILE
Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois que
les dieux, ni d'autre gouvernement que le théocratique. Ils firent
le raisonnement de Caligula, et alors ils raisonnaient juste. Il faut une
longue altération de sentiments et d'idées pour qu'on puisse
se résoudre à prendre son semblable pour maître, et
se flatter qu'on s'en trouvera bien.
De cela seul qu'on mettait Dieu à la tête
de chaque société politique, il s'ensuivit qu'il y eut autant
de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers l'un à l'autre,
et presque toujours ennemis, ne purent longtemps reconnaître un même
maître: deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir
au même chef. Ainsi des divisions nationales résulta le polythéisme,
et de là l'intolérance théologique et civile qui naturellement
est la même, comme il sera dit ci-après.
La fantaisie qu'eurent les Grecs de retrouver leurs
dieux chez les peuples barbares vint de celle qu'ils avaient aussi de se
regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c'est de nos
jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l'identité
des dieux de diverses nations; comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient
être le même dieu; comme si le Baal des Phéniciens, le
Zeus des Grecs et le Jupiter des Latins pouvaient être le même;
comme s'il pouvait rester quelque chose commune à des êtres
chimériques portant des noms différents!
Que si l'on demande comment dans le paganisme où
chaque Etat avait son culte et ses dieux il n'y avait point de guerres de
religion? Je réponds que c'était par cela même que chaque
Etat, ayant son culte propre aussi bien que son gouvernement, ne distinguait
point ses dieux de ses lois. La guerre politique était aussi théologique:
les départements des dieux étaient, pour ainsi dire, fixés
par les bornes des nations. Le dieu d'un peuple n'avait aucun droit sur
les autres peuples. Les dieux des païens n'étaient point des
dieux jaloux; ils partageaient entre eux l'empire du monde: Moïse même
et le peuple hébreu se prêtaient quelquefois à cette
idée en parlant du Dieu d'Israël. Ils regardaient, il est vrai,
comme nuls les dieux des Chananéens, peuples proscrits, voués
à la destruction, et dont ils devaient occuper la place; mais voyez
comment ils parlaient des divinités des peuples voisins qu'il leur
était défendu d'attaquer! La possession de ce qui appartient
à Chamos votre Dieu, disait Jephté aux Ammonites, ne
vous est-elle pas légitimement due? Nous possédons au même
titre les terres que notre Dieu vainqueur s'est acquises
(Note 47) . C'était là, ce me
semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos et ceux
du Dieu d'Israël.
Mais quand les Juifs, soumis aux rois de Babylone et
dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s'obstiner à ne reconnaître
aucun autre dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion
contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu'on lit dans
leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme
(Note 48) .
Chaque religion étant donc uniquement attachée
aux lois de l'Etat qui la prescrivait, il n'y avait point d'autre manière
de convertir un peuple que de l'asservir, ni d'autres missionnaires que
les conquérants et, l'obligation de changer de culte étant
la loi des vaincus, il fallait commencer par vaincre avant d'en parler.
Loin que les hommes combattissent pour les dieux, c'étaient, comme
dans Homère, les dieux qui combattaient pour les hommes; chacun demandait
au sien la victoire, et la payait par de nouveaux autels. Les Romains, avant
de prendre une place, sommaient ses dieux de l'abandonner, et quand ils
laissaient aux Tarentins leurs dieux irrités, c'est qu'ils regardaient
alors ces dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur faire hommage:
Ils laissaient aux vaincus leurs dieux comme ils leur laissaient leurs lois.
Une couronne au Jupiter du Capitole était souvent le seul tribut
qu'ils imposaient.
Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire
leur culte et leurs dieux, et ayant souvent eux-mêmes adopté
ceux des vaincus en accordant aux uns et aux autres le droit de cité,
les peuples de ce vaste empire se trouvèrent insensiblement avoir
des multitudes de dieux et de cultes, à peu près les mêmes
partout; et voilà comment le paganisme ne fut enfin dans le monde
connu qu'une seule et même religion.
Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint
établir sur la terre un royaume spirituel; ce qui, séparant
le système théologique du système politique, fit que
l'Etat cessa d'être un, et causa les divisions intestines qui n'ont
jamais cessé d'agiter les peuples chrétiens. Or cette idée
nouvelle d'un royaume de l'autre monde n'ayant pu jamais entrer dans la
tête des païens, ils regardèrent toujours les chrétiens
comme de vrais rebelles qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient
que le moment de se rendre indépendants et maîtres, et d'usurper
adroitement l'autorité qu'ils feignaient de respecter dans leur faiblesse.
Telle fut la cause des persécutions.
Ce que les païens avaient craint est arrivé;
alors tout a changé de face, les humbles chrétiens ont changé
de langage, et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l'autre
monde devenir sous un chef visible le plus violent despotisme dans celui-ci.
Cependant, comme il y a toujours eu un prince et des
lois civiles, il a résulté de cette double puissance un perpétuel
conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible
dans les Etats chrétiens, et l'on n'a jamais pu venir à bout
de savoir auquel du maître ou du prêtre on était obligé
d'obéir.
Plusieurs peuples cependant, même dans l'Europe
ou à son voisinage, ont voulu conserver ou rétablir l'ancien
système, mais sans succès; l'esprit du christianisme a tout
gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu
indépendant du souverain, et sans liaison nécessaire avec
le corps de l'Etat. Mahomet eut des vues très saines, il lia bien
son système politique, et tant que la forme de son gouvernement subsista
sous les califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et
bon en cela. Mais les Arabes devenus florissants, lettrés, polis,
mous et lâches, furent subjugués par des barbares; alors la
division entre les deux puissances recommença; quoiqu'elle soit moins
apparente chez les mahométans que chez les chrétiens, elle
y est pourtant, surtout dans la secte d'Ali, et il y a des Etats, tels que
la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir.
Parmi nous, les rois d'Angleterre se sont établis
chefs de l'Eglise, autant en ont fait les czars; mais par ce titre ils s'en
sont moins rendus les maîtres que les ministres; ils ont moins acquis
le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir. Ils n'y sont pas
législateurs, ils n'y sont que princes. Partout où le clergé
fait un corps (Note 49)
il est maître et législateur dans sa partie. Il y a donc deux
puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs.
De tous les auteurs chrétiens le philosophe Hobbes
est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé
proposer de réunir les deux têtes de l'aigle, et de tout ramener
à l'unité politique, sans laquelle jamais Etat ni gouvernement
ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l'esprit dominateur
du christianisme était incompatible avec son système, et que
l'intérêt du prêtre serait toujours plus fort que celui
de l'Etat. Ce n'est pas tant ce qu'il y a d'horrible et de faux dans sa
politique que ce qu'il y a de juste et de vrai qui l'a rendue odieuse
(Note 50) .
Je crois qu'en développant sous ce point de vue
les faits historiques on réfuterait aisément les sentiments
opposés de Bayle et de Warburton, dont l'un prétend que nulle
religion n'est utile au corps politique, et dont l'autre soutient au contraire
que le christianisme en est le plus ferme appui. On prouverait au premier
que jamais Etat ne fut fondé que la religion ne lui servît
de base, et au second que la loi chrétienne est au fond plus nuisible
qu'utile à la forte constitution de l'Etat. Pour achever de me faire
entendre, il ne faut que donner un peu plus de précision aux idées
trop vagues de religion relatives à mon sujet.
La religion considérée par rapport à
la société, qui est ou générale ou particulière,
peut aussi se diviser en deux espèces, savoir la religion de l'homme
et celle du citoyen. La première, sans temples, sans autels, sans
rites, bornée au culte purement intérieur du dieu suprême
et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion
de l'Evangile, le vrai théisme, et ce qu'on peut appeler le droit
divin naturel. L'autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux,
ses patrons propres et tutélaires: elle a ses dogmes, ses rites,
son culte extérieur prescrit par des lois; hors la seule nation qui
la suit, tout est pour elle infidèle étranger, barbare; elle
n'étend les devoirs et les droits de l'homme qu'aussi loin que ses
autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples, auxquelles
on peut donner le nom de droit divin civil ou positif.
Il y a une troisième sorte de religion plus bizarre,
qui donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries,
les soumet à des devoirs contradictoires et les empêche de
pouvoir être à la fois dévots et citoyens. Telle est
la religion des lamas, telle est celle des Japonais, tel est le christianisme
romain. On peut appeler celle-ci la religion du Prêtre. Il en résulte
une sorte du droit mixte et insociable qui n'a point de nom.
A considérer politiquement ces trois sortes de
religions, elles ont toutes leurs défauts. La troisième est
si évidemment mauvaise que c'est perdre le temps de s'amuser à
le démontrer. Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien.
Toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction avec lui-même
ne valent rien.
La seconde est bonne en ce qu'elle réunit le
culte divin et l'amour des lois, et que faisant de la patrie l'objet de
l'adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l'Etat c'est en servir
le dieu tutélaire. C'est une espèce de théocratie,
dans laquelle on ne doit point avoir d'autre pontife que le prince, ni d'autres
prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays c'est aller
au martyre, violer les lois c'est être impie, et soumettre un coupable
à l'exécration publique c'est le dévouer au courroux
des dieux; sacer estod.
Mais elle est mauvaise en ce qu'étant fondée
sur l'erreur et sur le mensonge elle trompe les hommes, les rend crédules,
superstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain
cérémonial. Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive
et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant; en
sorte qu'il ne respire que meurtre et massacre, et croit faire une action
sainte en tuant quiconque n'admet pas ses dieux. Cela met un tel peuple
dans un état naturel de guerre avec tous les autres, très
nuisible à sa propre sûreté.
Reste donc la religion de l'homme ou le christianisme,
non pas celui d'aujourd'hui, mais celui de l'Evangile, qui en est tout à
fait différent. Par cette religion sainte, sublime, véritable,
les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour frères,
et la société qui les unit ne se dissout pas même à
la mort.
Mais cette religion n'ayant nulle relation particulière
avec le corps politique laisse aux lois la seule force qu'elles tirent d'elles-mêmes
sans leur en ajouter aucune autre, et par là un des grands liens
de la société particulière reste sans effet. Bien plus;
loin d'attacher les coeurs des citoyens à l'Etat, elle les en détache
comme de toutes les choses de la terre: je ne connais rien de plus contraire
à l'esprit social.
On nous dit qu'un peuple de vrais chrétiens formerait
la plus parfaite société que l'on puisse imaginer. Je ne vois
à cette supposition qu'une grande difficulté; c'est qu'une
société de vrais chrétiens ne serait plus une société
d'hommes.
Je dis même que cette société supposée
ne serait avec toute sa perfection ni la plus forte ni la plus durable.
A force d'être parfaite, elle manquerait de liaison; son vice destructeur
serait dans sa perfection même.
Chacun remplirait son devoir; le peuple serait soumis
aux lois, les chefs seraient justes et modérés, les magistrats
intègres, incorruptibles, les soldats mépriseraient la mort,
il n'y aurait ni vanité ni luxe; tout cela est fort bien, mais voyons
plus loin.
Le christianisme est une religion toute spirituelle,
occupée uniquement des choses du Ciel: la patrie du chrétien
n'est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait
avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès
de ses soins. Pourvu qu'il n'ait rien à se reprocher, peu lui importe
que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l'Etat est florissant, à peine
ose-t-il jouir de la félicité publique, il craint de s'enorgueillir
de la gloire de son pays; si l'Etat dépérit, il bénit
la main de Dieu qui s'appesantit sur son peuple.
Pour que la société fût paisible
et que l'harmonie se maintînt, il faudrait que tous les citoyens sans
exception fussent également bons chrétiens. Mais si malheureusement
il s'y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Catilina, par exemple,
un Cromwell, celui-là très certainement aura bon marché
de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet
pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu'il aura
trouvé par quelque ruse l'art de leur en imposer et de s'emparer
d'une partie de l'autorité publique, voilà un homme constitué
en dignité; Dieu veut qu'on le respecte; bientôt voilà
une puissance; Dieu veut qu'on lui obéisse; le dépositaire
de cette puissance en abuse-t-il? c'est la verge dont Dieu punit ses enfants.
On se ferait conscience de chasser l'usurpateur, il faudrait troubler le
repos public, user de violence, verser du sang; tout cela s'accorde mal
avec la douceur du chrétien; et après tout, qu'importe qu'on
soit libre ou serf dans cette vallée de misères? l'essentiel
est d'aller en paradis, et la résignation n'est qu'un moyen de plus
pour cela.
Survient-il quelque guerre étrangère?
Les citoyens marchent sans peine au combat; nul d'entre eux ne songe à
fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils savent
plutôt mourir que vaincre. Qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, qu'importe?
La providence ne sait-elle pas mieux qu'eux ce qu'il leur faut? Qu'on imagine
quel parti un ennemi fier, impétueux, passionné peut tirer
de leur stoïcisme! Mettez vis-à-vis d'eux ces peuples généreux
que dévorait l'ardent amour de la gloire et de la patrie, supposez
votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou
de Rome; les pieux chrétiens seront battus, écrasés,
détruits avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, ou ne
devront leur salut qu'au mépris que leur ennemi concevra pour eux.
C'était un beau serment à mon gré que celui des soldats
de Fabius; ils ne jurèrent pas de mourir ou de vaincre, ils jurèrent
de revenir vainqueurs, et tinrent leur serment: Jamais des chrétiens
n'en eussent fait un pareil; ils auraient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe en disant une république chrétienne;
chacun de ces deux mots exclut l'autre. Le christianisme ne prêche
que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à
la tyrannie pour qu'elle n'en profite pas toujours. Les vrais chrétiens
sont faits pour être esclaves; ils le savent et ne s'en émeuvent
guère; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux.
Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous
dit-on. Je le nie. Qu'on m'en montre de telles? Quant à moi, je ne
connais point de troupes chrétiennes. On me citera les croisades.
Sans disputer sur la valeur des Croisés, je remarquerai que bien
loin d'être des chrétiens, c'étaient des soldats du
prêtre, c'étaient des citoyens de l'Eglise; ils se battaient
pour son pays spirituel, qu'elle avait rendu temporel on ne sait comment.
A le bien prendre, ceci rentre sous le paganisme; comme l'Evangile n'établit
point une religion nationale, toute guerre sacrée est impossible
parmi les chrétiens.
Sous les empereurs païens les soldats chrétiens
étaient braves; tous les auteurs chrétiens l'assurent, et
je le crois: c'était une émulation d'honneur contre les troupes
païennes. Dès que les empereurs furent chrétiens cette
émulation ne subsista plus, et quand la croix eut chassé l'aigle,
toute la valeur romaine disparut.
Mais laissant à part les considérations
politiques, revenons au droit, et fixons les principes sur ce point important.
Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe
point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité publique
(Note 51) . Les sujets ne doivent donc compte
au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions importent à
la communauté. Or il importe bien à l'Etat que chaque citoyen
ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette
religion n'intéressent ni l'Etat ni ses membres qu'autant que ces
dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la
professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus
telles opinions qu'il lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain
d'en connaître. Car comme il n'a point de compétence dans l'autre
monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n'est
pas son affaire, pourvu qu'ils soient bons citoyens dans celle-ci.
Il y a donc une profession de foi purement civile dont
il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément
comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans
lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle
(Note 52) . Sans pouvoir
obliger personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque
ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable,
comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler
au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir
reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant
pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a
menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être
simples, en petit nombre, énoncés avec précision sans
explications ni commentaires. L'existence de la divinité puissante,
intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à
venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la
sainteté du contrat social et des lois, voilà les dogmes positifs.
Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul; c'est l'intolérance:
elle rentre dans les cultes que nous avons exclus.
Ceux qui distinguent l'intolérance civile et
l'intolérance théologique se trompent, à mon avis.
Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible
de vivre en paix avec des gens qu'on croit damnés; les aimer serait
haïr Dieu qui les punit; il faut absolument qu'on les ramène
ou qu'on les tourmente. Partout où l'intolérance théologique
est admise, il est impossible qu'elle n'ait pas quelque effet civil
(Note 53) ; et sitôt qu'elle en a, le
souverain n'est plus souverain, même au temporel: dès lors
les prêtres sont les vrais maîtres; les rois ne sont que leurs
officiers.
Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus y
avoir de religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles
qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire
aux devoirs du citoyen. Mais quiconque ose dire: Hors de l'Eglise point
de salut, doit être chassé de l'Etat; à moins que
l'Etat ne soit l'Eglise, et que le prince ne soit le pontife. Un tel dogme
n'est bon que dans un gouvernement théocratique, dans tout autre
il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu'Henri IV embrassa la
religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme,
et surtout à tout prince qui saurait raisonner.
Après avoir posé
les vrais principes du droit politique et tâché de fonder l'Etat
sur sa base, il resterait à l'appuyer par ses relations externes;
ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre
et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations,
les traités, etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste
pour ma courte vue; j'aurais dû la fixer toujours plus près
de moi.
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