JEAN-JACQUES
ROUSSEAU
DU CONTRAT SOCIAL OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE
LIVRE III
Avant de parler des diverses formes de gouvernement,
tâchons de fixer le sens précis de ce mot, qui n'a pas encore
été fort bien expliqué.
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
DU GOUVERNEMENT EN GENERAL
J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être
lu posément, et que je ne sais pas l'art d'être clair pour
qui ne veut pas être attentif.
Toute action libre a deux causes qui concourent à
la produire, l'une morale, savoir la volonté qui détermine
l'acte, l'autre physique, savoir la puissance qui l'exécute. Quand
je marche vers un objet, il faut premièrement que j'y veuille aller;
en second lieu, que mes pieds m'y portent. Qu'un paralytique veuille courir,
qu'un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps
politique a les mêmes mobiles; on y distingue de même la force
et la volonté, celle-ci sous le nom de puissance législative,
l'autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne s'y fait
ou ne s'y doit faire sans leur concours.
Nous avons vu que la puissance législative appartient
au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui. Il est aisé de
voir au contraire, par les principes ci-devant établis, que la puissance
exécutive ne peut appartenir à la généralité
comme législatrice ou souveraine; parce que cette puissance ne consiste
qu'en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni
par conséquent de celui du souverain, dont tous les actes ne peuvent
être que des lois.
Il faut donc à la force publique un agent propre
qui la réunisse et la mette en oeuvre selon les directions de la
volonté générale, qui serve à la communication
de l'Etat et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne publique
ce que fait dans l'homme l'union de l'âme et du corps. Voilà
quelle est dans l'Etat la raison du gouvernement, confondu mal à
propos avec le souverain, dont il n'est que le ministre.
Qu'est-ce donc que le gouvernement? Un corps intermédiaire
établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance,
chargé de l'exécution des lois et du maintien de la liberté,
tant civile que politique.
Les membres de ce corps s'appellent magistrats ou rois,
c'est-à-dire gouverneurs, et le corps entier porte le nom
de prince
(Note 19) . Ainsi ceux qui prétendent
que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n'est point
un contrat ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un
emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son
nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter,
modifier et reprendre quand il lui plaît, l'aliénation d'un
tel droit étant incompatible avec là nature du corps social,
et contraire au but de l'association.
J'appelle donc gouvernement ou suprême
administration l'exercice légitime de la puissance exécutive,
et prince ou magistrat l'homme ou le corps chargé de cette administration.
C'est dans le gouvernement que se trouvent les forces
intermédiaires, dont les rapports composent celui du tout au tout
ou du souverain à l'Etat. On peut représenter ce dernier rapport
par celui des extrêmes d'une proportion continue, dont la moyenne
proportionnelle est le gouvernement. Le gouvernement reçoit du souverain
les ordres qu'il donne au peuple, et pour que l'Etat soit dans un bon équilibre
il faut, tout compensé, qu'il y ait égalité entre le
produit ou la puissance du gouvernement pris en lui-même et le produit
ou la puissance des citoyens, qui sont souverains d'un côté
et sujets de l'autre.
De plus, on ne saurait altérer aucun des trois
termes sans rompre à l'instant la proportion. Si le souverain veut
gouverner, ou si le magistrat veut donner des lois, ou si les sujets refusent
d'obéir, le désordre succède à la règle,
la force et la volonté n'agissent plus de concert, et l'Etat dissous
tombe ainsi dans le despotisme ou dans l'anarchie. Enfin comme il n'y a
qu'une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n'y a non plus qu'un
bon gouvernement possible dans un Etat. Mais comme mille événements
peuvent changer les rapports d'un peuple, non seulement différents
gouvernements peuvent être bons à divers peuples, mais au même
peuple en différents temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers
rapports qui peuvent régner entre ces deux extrêmes, je prendrai
pour exemple le nombre du peuple, comme un rapport plus facile à
exprimer.
Supposons que l'Etat soit composé de dix mille
citoyens. Le souverain ne peut être considéré que collectivement
et en corps. Mais chaque particulier en qualité de sujet est considéré
comme individu. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille est à
un. C'est-à-dire que chaque membre de l'Etat n'a pour sa part que
la dix millième partie de l'autorité souveraine, quoiqu'il
lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille
hommes, l'état des sujets ne change pas, et chacun porte également
tout l'empire des lois, tandis que son suffrage, réduit à
un cent millième, a dix fois moins d'influence dans leur rédaction.
Alors le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en
raison du nombre des citoyens. D'où il suit que plus l'Etat s'agrandit,
plus la liberté diminue.
Quand je dis que le rapport augmente, j'entends qu'il
s'éloigne de l'égalité. Ainsi plus le rapport est grand
dans l'acception des géomètres, moins il y a de rapport dans
l'acception commune; dans la première le rapport considéré
selon la quantité se mesure par l'exposant, et dans l'autre, considéré
selon l'identité, il s'estime par la similitude.
Or moins les volontés particulières se
rapportent à la volonté générale, c'est-à-dire
les moeurs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter. Donc
le gouvernement, pour être bon, doit être relativement plus
fort à mesure que le peuple est plus nombreux.
D'un autre côté, l'agrandissement de l'Etat
donnant aux dépositaires de l'autorité publique plus de tentations
et de moyens d'abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit avoir de
force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à
son tour pour contenir le gouvernement. Je ne parle pas ici d'une force
absolue, mais de la force relative des diverses parties de l'Etat.
Il suit de ce double rapport que la proportion continue
entre le souverain, le prince et le peuple n'est point une idée arbitraire,
mais une conséquence nécessaire de la nature du corps politique.
Il suit encore que l'un des extrêmes, savoir le peuple comme sujet,
étant fixe et représenté par l'unité, toutes
les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple
augmente ou diminue semblablement, et que par conséquent le moyen
terme est changé. Ce qui fait voir qu'il n'y a pas une constitution
de gouvernement unique et absolue, mais qu'il peut y avoir autant de gouvernements
différents en nature que d'Etats différents en grandeur.
Si, tournant ce système en ridicule, on disait
que pour trouver cette moyenne proportionnelle et former le corps du gouvernement
il ne faut, selon moi, que tirer la racine carrée du nombre du peuple,
je répondrais que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple,
que les rapports dont je parle ne se mesurent pas seulement par le nombre
des hommes, mais en général par la quantité d'action,
laquelle se combine par des multitudes de causes, qu'au reste si, pour m'exprimer
en moins de paroles, j'emprunte un moment des termes de géométrie,
je n'ignore pas, cependant, que la précision géométrique
n'a point lieu dans les quantités morales.
Le gouvernement est en petit ce que le corps politique
qui le renferme est en grand. C'est une personne morale douée de
certaines facultés, active comme le souverain, passive comme l'Etat,
et qu'on peut décomposer en d'autres rapports semblables, d'où
naît par conséquent une nouvelle proportion, une autre encore
dans celle-ci selon l'ordre des tribunaux, jusqu'à ce qu'on arrive
à un moyen terme indivisible, c'est-à-dire à un seul
chef ou magistrat suprême, qu'on peut se représenter au milieu
de cette progression, comme l'unité entre la série des fractions
et celle des nombres.
Sans nous embarrasser dans cette multiplication de termes,
contentons-nous de considérer le gouvernement comme un nouveau corps
dans l'Etat, distinct du peuple et du souverain, et intermédiaire
entre l'un et l'autre.
Il y a cette différence essentielle entre ces
deux corps, que l'Etat existe par lui-même, et que le gouvernement
n'existe que par le souverain. Ainsi la volonté dominante du prince
n'est ou ne doit être que la volonté générale
ou la loi, sa force n'est que la force publique concentrée en lui,
sitôt qu'il veut tirer de lui-même quelque acte absolu et indépendant,
la liaison du tout commence à se relâcher. S'il arrivait enfin
que le prince eût une volonté particulière plus active
que celle du souverain, et qu'il usât pour obéir à cette
volonté particulière de la force publique qui est dans ses
mains, en sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux souverains, l'un
de droit et l'autre de fait; à l'instant l'union sociale s'évanouirait,
et le corps politique serait dissous.
Cependant pour que le corps du gouvernement ait une
existence, une vie réelle qui le distingue du corps de l'Etat, pour
que tous ses membres puissent agir de concert et répondre à
la fin pour laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier,
une sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté
propre qui tende à sa conservation. Cette existence particulière
suppose des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer,
de résoudre, des droits, des titres, des privilèges qui appartiennent
au prince exclusivement, et qui rendent la condition du magistrat plus honorable
à proportion qu'elle est plus pénible. Les difficultés
sont dans la manière d'ordonner dans le tout ce tout subalterne,
de sorte qu'il n'altère point la constitution générale
en affermissant la sienne, qu'il distingue toujours sa force particulière
destinée à sa propre conservation de la force publique destinée
à la conservation de l'Etat, et qu'en un mot il soit toujours prêt
à sacrifier le gouvernement au peuple et non le peuple au gouvernement.
D'ailleurs, bien que le corps artificiel du gouvernement
soit l'ouvrage d'un autre corps artificiel, et qu'il n'ait en quelque sorte
qu'une vie empruntée et subordonnée, cela n'empêche
pas qu'il ne puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité,
jouir, pour ainsi dire, d'une santé plus ou moins robuste. Enfin
sans s'éloigner directement du but de son institution, il peut s'en
écarter plus ou moins, selon la manière dont il est constitué.
C'est de toutes ces différences que naissent
les rapports divers que le gouvernement doit avoir avec le corps de l'Etat,
selon les rapports accidentels et particuliers par lesquels ce même
Etat est modifié. Car souvent le gouvernement le meilleur en soi
deviendra le plus vicieux, si ses rapports ne sont altérés
selon les défauts du corps politique auquel il appartient.
DU PRINCIPE QUI CONSTITUE LES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT
Pour exposer la cause générale de ces
différences, il faut distinguer ici le prince et le gouvernement,
comme j'ai distingué ci-devant l'Etat et le souverain.
Le corps du magistrat peut être composé
d'un plus grand ou moindre nombre de membres. Nous avons dit que le rapport
du souverain aux sujets était d'autant plus grand que le peuple était
plus nombreux, et par une évidente analogie nous en pouvons dire
autant du gouvernement à l'égard des magistrats.
Or la force totale du gouvernement, étant toujours
celle de l'Etat, ne varie point: d'où il suit que plus il use de
cette force sur ses propres membres, moins il lui en reste pour agir sur
tout le peuple.
Donc plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement
est faible. Comme cette maxime est fondamentale, appliquons-nous à
la mieux éclaircir.
Nous pouvons distinguer dans la personne du magistrat
trois volontés essentiellement différentes. Premièrement
la volonté propre de l'individu, qui ne tend qu'à son avantage
particulier, secondement la volonté commune des magistrats, qui se
rapporte uniquement à l'avantage du prince, et qu'on peut appeler
volonté de corps, laquelle est générale par rapport
au gouvernement, et particulière par rapport à l'Etat, dont
le gouvernement fait partie; en troisième lieu, la volonté
du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est générale,
tant par rapport à l'Etat considéré comme le tout que
par rapport au gouvernement considéré comme partie du tout.
Dans une législation parfaite, la volonté
particulière ou individuelle doit être nulle, la volonté
de corps propre au gouvernement très subordonnée, et par conséquent
la volonté générale ou souveraine toujours dominante
et la règle unique de toutes les autres.
Selon l'ordre naturel, au contraire, ces différentes
volontés deviennent plus actives à mesure qu'elles se concentrent.
Ainsi la volonté générale est toujours la plus faible,
la volonté de corps a le second rang, et la volonté particulière
le premier de tous: de sorte que dans le gouvernement chaque membre est
premièrement soi-même, et puis magistrat, et puis citoyen.
Gradation directement opposée à celle qu'exige l'ordre social.
Cela posé, que tout le gouvernement soit entre
les mains d'un seul homme. Voilà la volonté particulière
et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent
celle-ci au plus haut degré d'intensité qu'elle puisse avoir.
Or comme c'est du degré de la volonté que dépend l'usage
de la force, et que la force absolue du gouvernement ne varie point, il
s'ensuit que le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.
Au contraire, unissons le gouvernement à l'autorité
législative; faisons le prince du souverain, et de tous les citoyens
autant de magistrats. Alors la volonté de corps, confondue avec la
volonté générale, n'aura pas plus d'activité
qu'elle, et laissera la volonté particulière dans toute sa
force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la même force absolue,
sera dans son minimum de force relative ou d'activité.
Ces rapports sont incontestables, et d'autres considérations
servent encore à les confirmer. On voit, par exemple, que chaque
magistrat est plus actif dans son corps que chaque citoyen dans le sien,
et que par conséquent la volonté particulière a beaucoup
plus d'influence dans les actes du gouvernement que dans ceux du souverain;
car chaque magistrat est presque toujours chargé de quelque fonction
du gouvernement, au lieu que chaque citoyen pris à part n'a aucune
fonction de la souveraineté. D'ailleurs, plus l'Etat s'étend,
plus sa force réelle augmente, quoiqu'elle n'augmente pas en raison
de son étendue: mais l'Etat restant le même, les magistrats
ont beau se multiplier, le gouvernement n'en acquiert pas une plus grande
force réelle, parce que cette force est celle de l'Etat, dont la
mesure est toujours égale. Ainsi la force relative ou l'activité
du gouvernement diminue, sans que sa force absolue ou réelle puisse
augmenter.
Il est sûr encore que l'expédition des
affaires devient plus lente à mesure que plus de gens en sont chargés,
qu'en donnant trop à la prudence on ne donne pas assez à la
fortune, qu'on laisse échapper l'occasion, et qu'à force de
délibérer on perd souvent le fruit de la délibération.
Je viens de prouver que le gouvernement se relâche
à mesure que les magistrats se multiplient, et j'ai prouvé
ci-devant que plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante
doit augmenter. D'où il suit que le rapport des magistrats au gouvernement
doit être inverse du rapport des sujets au souverain. C'est-à-dire
que, plus l'Etat s'agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer; tellement
que le nombre des chefs diminue en raison de l'augmentation du peuple.
Au reste je ne parle ici que de la force relative du
gouvernement, et non de sa rectitude. Car, au contraire, plus le magistrat
est nombreux, plus la volonté de corps se rapproche de la volonté
générale; au lieu que sous un magistrat unique cette même
volonté de corps n'est, comme je l'ai dit, qu'une volonté
particulière. Ainsi l'on perd d'un côté ce qu'on peut
gagner de l'autre, et l'art du législateur est de savoir fixer le
point où la force et la volonté du gouvernement, toujours
en proportion réciproque, se combinent dans le rapport le plus avantageux
à l'Etat.
DIVISION DES GOUVERNEMENTS
On a vu dans le chapitre précédent pourquoi
l'on distingue les diverses espèces ou formes de gouvernement par
le nombre des membres qui les composent; il reste à voir dans celui-ci
comment se fait cette division.
Le souverain peut, en premier lieu, commettre le dépôt
du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie
du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens
simples particuliers. On donne à cette forme de gouvernement le nom
de Démocratie.
Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les
mains d'un petit nombre, en sorte qu'il y ait plus de simples citoyens que
de magistrats, et cette forme porte le nom d'Aristocratie.
Enfin il peut concentrer tout le gouvernement dans les
mains d'un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir.
Cette troisième forme est la plus commune, et s'appelle Monarchie
ou gouvernement royal.
On doit remarquer que toutes ces formes ou du moins
les deux premières sont susceptibles de plus ou de moins, et ont
même une assez grande latitude; car la Démocratie peut embrasser
tout le peuple ou se resserrer jusqu'à la moitié. L'Aristocratie
à son tour peut de la moitié du peuple se resserrer jusqu'au
plus petit nombre indéterminément. La Royauté même
est susceptible de quelque partage. Sparte eut constamment deux Rois par
sa constitution, et l'on a vu dans l'Empire romain jusqu'à huit empereurs
à la fois, sans qu'on pût dire que l'Empire fût divisé.
Ainsi il y a un point où chaque forme de gouvernement se confond
avec la suivante, et l'on voit que sous trois seules dénominations
le gouvernement est réellement susceptible d'autant de formes diverses
que l'Etat a de citoyens.
Il y a plus: ce même gouvernement pouvant à
certains égards se subdiviser en d'autres parties, l'une administrée
d'une manière et l'autre d'une autre, il peut résulter de
ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune
est multipliable par toutes les formes simples.
On a de tous temps beaucoup disputé sur la meilleure
forme de gouvernement, sans considérer que chacune d'elles est la
meilleure en certains cas, et la pire en d'autres.
Si dans les différents Etats le nombre des magistrats
suprêmes doit être en raison inverse de celui des citoyens,
il s'ensuit qu'en général le gouvernement démocratique
convient aux petits Etats, l'aristocratique aux médiocres, et le
monarchique aux grands. Cette règle se tire immédiatement
du principe; mais comment compter la multitude de circonstances qui peuvent
fournir des exceptions?
DE LA DEMOCRATIE
Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment
elle doit être exécutée et interprétée.
Il semble donc qu'on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle
où le pouvoir exécutif est joint au législatif. Mais
c'est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains
égards, parce que les choses qui doivent être distinguées
ne le sont pas, et que le prince et le souverain n'étant que la même
personne, ne forment, pour ainsi dire, qu'un gouvernement sans gouvernement.
Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute
ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales,
pour la donner aux objets particuliers. Rien n'est plus dangereux que l'influence
des intérêts privés dans les affaires publiques, et
l'abus des lois par le gouvernement est un mal moindre que la corruption
du législateur, suite infaillible des vues particulières.
Alors l'Etat étant altéré dans sa substance toute réforme
devient impossible. Un peuple qui n'abuserait jamais du gouvernement n'abuserait
pas non plus de l'indépendance; un peuple qui gouvernerait toujours
bien n'aurait pas besoin d'être gouverné.
A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il
n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en
existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne
et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple
reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et
l'on voit aisément qu'il ne saurait établir pour cela des
commissions sans que la forme de l'administration change.
En effet, je crois pouvoir poser en principe que quand
les fonctions du gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux,
les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité;
ne fût-ce qu'à cause de la facilité d'expédier
les affaires, qui les y amène naturellement.
D'ailleurs que de choses difficiles à réunir
ne suppose pas ce gouvernement? Premièrement un Etat très
petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque
citoyen puisse aisément connaître tous les autres; secondement
une grande simplicité de moeurs qui prévienne la multitude
d'affaires et les discussions épineuses; ensuite beaucoup d'égalité
dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l'égalité ne
saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité; enfin
peu ou point de luxe; car, ou le luxe est l'effet des richesses, ou il les
rend nécessaires; il corrompt à la fois le riche et le pauvre,
l'un par la possession, l'autre par la convoitise; il vend la patrie à
la mollesse, à la vanité; il ôte à l'Etat tous
ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l'opinion.
Voilà pourquoi un auteur célèbre
a donné la vertu pour principe à la République; car
toutes ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu: mais faute d'avoir
fait les distinctions nécessaires, ce beau génie a manqué
souvent de justesse, quelquefois de clarté, et n'a pas vu que, l'autorité
souveraine étant partout la même, le même principe doit
avoir lieu dans tout Etat bien constitué, plus ou moins, il est vrai,
selon la forme du gouvernement.
Ajoutons qu'il n'y a pas de gouvernement si sujet aux
guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique
ou populaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement
à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage
pour être maintenu dans la sienne. C'est surtout dans cette constitution
que le citoyen doit s'armer de force et de constance, et dire chaque jour
de sa vie au fond de son coeur ce que disait un vertueux Palatin
(Note 20) dans la Diète de Pologne:
Malo periculosam libertatem quam quietum servitium.
S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait
démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à
des hommes.
DE L'ARISTOCRATIE
Nous avons ici deux personnes morales très distinctes,
savoir le gouvernement et le souverain, et par conséquent deux volontés
générales, l'une par rapport à tous les citoyens, l'autre
seulement pour les membres de l'administration. Ainsi, bien que le gouvernement
puisse régler sa police intérieure comme il lui plaît,
il ne peut jamais parler au peuple qu'au nom du souverain, c'est-à-dire
au nom du peuple même; ce qu'il ne faut jamais oublier.
Les premières sociétés se gouvernèrent
aristocratiquement. Les chefs des familles délibéraient entre
eux des affaires publiques. Les jeunes gens cédaient sans peine à
l'autorité de l'expérience. De là les noms de prêtres,
d'anciens, de sénat, de gérontes. Les
sauvages de l'Amérique septentrionale se gouvernent encore ainsi
de nos jours, et sont très bien gouvernés.
Mais à mesure que l'inégalité d'institution
l'emporta sur l'inégalité naturelle, la richesse ou la puissance
(Note 21)
fut préférée à l'âge, et l'aristocratie
devint élective. Enfin la puissance transmise avec les biens du père
aux enfants rendant les familles patriciennes rendit le gouvernement héréditaire,
et l'on vit des sénateurs de vingt ans.
Il y a donc trois sortes d'aristocratie; naturelle,
élective, héréditaire. La première ne convient
qu'à des peuples simples; la troisième est le pire de tous
les gouvernements. La deuxième est le meilleur: c'est l'aristocratie
proprement dite.
Outre l'avantage de la distinction des deux pouvoirs,
elle a celui du choix de ses membres; car dans le gouvernement populaire
tous les citoyens naissent magistrats, mais celui-ci les borne à
un petit nombre, et ils ne le deviennent que par élection
(Note 22) ; moyen par lequel la probité,
les lumières, l'expérience, et toutes les autres raisons de
préférence et d'estime publique sont autant de nouveaux garants
qu'on sera sagement gouverné.
De plus, les assemblées se font plus commodément,
les affaires se discutent mieux, s'expédient avec plus d'ordre et
de diligence, le crédit de l'Etat est mieux soutenu chez l'étranger
par de vénérables sénateurs que par une multitude inconnue
ou méprisée.
En un mot, c'est l'ordre le meilleur et le plus naturel
que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr qu'ils
la gouverneront pour son profit et non pour le leur; il ne faut point multiplier
en vain les ressorts, ni faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes
choisis peuvent faire encore mieux. Mais il faut remarquer que l'intérêt
de corps commence à moins diriger ici la force publique sur la règle
de la volonté générale, et qu'une autre pente inévitable
enlève aux lois une partie de la puissance exécutive.
A l'égard des convenances particulières,
il ne faut ni un Etat si petit ni un peuple si simple et si droit que l'exécution
des lois suive immédiatement de la volonté publique, comme
dans une bonne démocratie. Il ne faut pas non plus une si grande
nation que les chefs épars pour la gouverner puissent trancher du
souverain chacun dans son département, et commencer par se rendre
indépendants pour devenir enfin les maîtres.
Mais si l'aristocratie exige quelques vertus de moins
que le gouvernement populaire, elle en exige aussi d'autres qui lui sont
propres; comme la modération dans les riches et le contentement dans
les pauvres car il semble qu'une égalité rigoureuse y serait
déplacée; elle ne fut pas même observée à
Sparte.
Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité
de fortune, c'est bien pour qu'en général l'administration
des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le
mieux y donner tout leur temps, mais non pas, comme prétend Aristote,
pour que les riches soient toujours préférés. Au contraire,
il importe qu'un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu'il
y a dans le mérite des hommes des raisons de préférence
plus importantes que la richesse.
DE LA MONARCHIE
Jusqu'ici nous avons considéré le prince
comme une personne morale et collective, unie par la force des lois, et
dépositaire dans l'Etat de la puissance exécutive. Nous avons
maintenant à considérer cette puissance réunie entre
les mains d'une personne naturelle, d'un homme réel, qui seul ait
droit d'en disposer selon les lois. C'est ce qu'on appelle un monarque,
ou un roi.
Tout au contraire des autres administrations, où
un être collectif représente un individu, dans celle-ci un
individu représente un être collectif; en sorte que l'unité
morale qui constitue le prince est en même temps une unité
physique, dans laquelle toutes les facultés que la loi réunit
dans l'autre avec tant d'effort se trouvent naturellement réunies.
Ainsi la volonté du peuple, et la volonté
du prince, et la force publique de l'Etat, et la force particulière
du gouvernement, tout répond au même mobile, tous les ressorts
de la machine sont dans la même main, tout marche au même but,
il n'y a point de mouvements opposés qui s'entre-détruisent,
et l'on ne peut imaginer aucune sorte de constitution dans laquelle un moindre
effort produise une action plus considérable. Archimède assis
tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flot un grand
vaisseau me représente un monarque habile gouvernant de son cabinet
ses vastes Etats, et faisant tout mouvoir en paraissant immobile.
Mais s'il n'y a point de gouvernement qui ait plus de
vigueur, il n'y en a point où la volonté particulière
ait plus d'empire et domine plus aisément les autres; tout marche
au même but, il est vrai; mais ce but n'est point celui de la félicité
publique, et la force même de l'administration tourne sans cesse au
préjudice de l'Etat.
Les rois veulent être absolus, et de loin on leur
crie que le meilleur moyen de l'être est de se faire aimer de leurs
peuples. Cette maxime est très belle, et même très vraie
à certains égards. Malheureusement on s'en moquera toujours
dans les cours. La puissance qui vient de l'amour des peuples est sans doute
la plus grande; mais elle est précaire et conditionnelle, jamais
les princes ne s'en contenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir être
méchants s'il leur plaît, sans cesser d'être les maîtres:
un sermonneur politique aura beau leur dire que, la force du peuple étant
la leur, leur plus grand intérêt est que le peuple soit florissant,
nombreux, redoutable: ils savent très bien que cela n'est pas vrai.
Leur intérêt personnel est premièrement que le peuple
soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais leur résister.
J'avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l'intérêt
du prince serait alors que le peuple fût puissant, afin que cette
puissance étant la sienne le rendît redoutable à ses
voisins; mais comme cet intérêt n'est que secondaire et subordonné,
et que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les
princes donnent toujours la préférence à la maxime
qui leur est le plus immédiatement utile. C'est ce que Samuel représentait
fortement aux Hébreux; c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence.
En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de
grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains
(Note 23)
.
Nous avons trouvé par les rapports généraux
que la monarchie n'est convenable qu'aux grands Etats, et nous le trouvons
encore en l'examinant en elle-même. Plus l'administration publique
est nombreuse, plus le rapport du prince aux sujets diminue et s'approche
de l'égalité, en sorte que ce rapport est un ou l'égalité
même dans la démocratie. Ce même rapport augmente à
mesure que le gouvernement se resserre, et il est dans son maximum
quand le gouvernement est dans les mains d'un seul. Alors il se trouve une
trop grande distance entre le prince et le peuple, et l'Etat manque de liaison.
Pour la former il faut donc des ordres intermédiaires: Il faut des
princes, des grands, de la noblesse pour les remplir. Or rien de tout cela
ne convient à un petit Etat, que ruinent tous ces degrés.
Mais s'il est difficile qu'un grand Etat soit bien gouverné,
il l'est beaucoup plus qu'il soit bien gouverné par un seul homme,
et chacun sait ce qu'il arrive quand le Roi se donne des substituts.
Un défaut essentiel et inévitable, qui
mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain,
est que dans celui-ci la voix publique n'élève presque jamais
aux premières places que des hommes éclairés et capables,
qui les remplissent avec honneur: au lieu que ceux qui parviennent dans
les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits
fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font
dans les cours parvenir aux grandes places, ne servent qu'à montrer
au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus. Le peuple
se trompe bien moins sur ce choix que le prince, et un homme d'un vrai mérite
est presque aussi rare dans le ministère qu'un sot à la tête
d'un gouvernement républicain. Aussi, quand par quelque heureux hasard
un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans
une monarchie presque abîmée par ces tas de jolis régisseurs,
on est tout surpris des ressources qu'il trouve, et cela fait époque
dans un pays.
Pour qu'un Etat monarchique pût être bien
gouverné, il faudrait que sa grandeur ou son étendue fût
mesurée aux facultés de celui qui gouverne. Il est plus aisé
de conquérir que de régir. Avec un levier suffisant, d'un
doigt on peut ébranler le monde, mais pour le soutenir il faut les
épaules d'Hercule. Pour peu qu'un Etat soit grand, le prince est
presque toujours trop petit. Quand au contraire il arrive que l'Etat est
trop petit pour son chef, ce qui est très rare, il est encore mal
gouverné, parce que le chef, suivant toujours la grandeur de ses
vues, oublie les intérêts des peuples, et ne les rend pas moins
malheureux par l'abus des talents qu'il a de trop, qu'un chef borné
par le défaut de ceux qui lui manquent. Il faudrait, pour ainsi dire,
qu'un royaume s'étendît ou se resserrât à chaque
règne selon la portée du prince; au lieu que les talents d'un
Sénat ayant des mesures plus fixes, l'Etat peut avoir des bornes
constantes et l'administration n'aller pas moins bien.
Le plus sensible inconvénient du gouvernement
d'un seul est le défaut de cette succession continuelle qui forme
dans les deux autres une liaison non interrompue. Un roi mort, il en faut
un autre; les élections laissent des intervalles dangereux, elles
sont orageuses, et à moins que les citoyens ne soient d'un désintéressement,
d'une intégrité que ce gouvernement ne comporte guère,
la brigue et la corruption s'en mêlent. Il est difficile que celui
à qui l'Etat s'est vendu ne le vende pas à son tour, et ne
se dédommage pas sur les faibles de l'argent que les puissants lui
ont extorqué. Tôt ou tard tout devient vénal sous une
pareille administration, et la paix dont on jouit alors sous les rois est
pire que le désordre des interrègnes.
Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux? On a rendu
les couronnes héréditaires dans certaines familles, et l'on
a établi un ordre de succession qui prévient toute dispute
à la mort des rois. C'est-à-dire que, substituant l'inconvénient
des régences à celui des élections, on a préféré
une apparente tranquillité à une administration sage, et qu'on
a mieux aimé risquer d'avoir pour chefs des enfants, des monstres,
des imbéciles, que d'avoir à disputer sur le choix des bons
rois; on n'a pas considéré qu'en s'exposant ainsi aux risques
de l'alternative on met presque toutes les chances contre soi. C'était
un mot très sensé que celui du jeune Denis, à qui son
père en lui reprochant une action honteuse disait: T'en ai-je donné
l'exemple? Ah! répondit le fils, votre père n'était
pas roi!
Tout concourt à priver de justice et de raison
un homme élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup
de peine, à ce qu'on dit, pour enseigner aux jeunes princes l'art
de régner; il ne paraît pas que cette éducation leur
profite. On ferait mieux de commencer par leur enseigner l'art d'obéir.
Les plus grands rois qu'ait célébrés l'histoire n'ont
point été élevés pour régner; c'est une
science qu'on ne possède jamais moins qu'après l'avoir trop
apprise, et qu'on acquiert mieux en obéissant qu'en commandant. Nam
utilissimus idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum delectus, cogitare
quid aut nolueris sub alio Principe aut volueris
(Note 24) .
Une suite de ce défaut de cohérence est
l'inconstance du gouvernement royal qui, se réglant tantôt
sur un plan et tantôt sur un autre selon le caractère du prince
qui règne ou des gens qui règnent pour lui, ne peut avoir
longtemps un objet fixe ni une conduite conséquente: variation qui
rend toujours l'Etat flottant de maxime en maxime, de projet en projet,
et qui n'a pas lieu dans les autres gouvernements où le prince est
toujours le même. Aussi voit-on qu'en général, s'il
y a plus de ruse dans une cour, il y a plus de sagesse dans un Sénat,
et que les républiques vont à leurs fins par des vues plus
constantes et mieux suivies, au lieu que chaque révolution dans le
ministère en produit une dans l'Etat; la maxime commune à
tous les ministres, et presque à tous les rois, étant de prendre
en toute chose le contre-pied de leur prédécesseur.
De cette même incohérence se tire encore
la solution d'un sophisme très familier aux politiques royaux; c'est,
non seulement de comparer le gouvernement civil au gouvernement domestique
et le prince au père de famille, erreur déjà réfutée,
mais encore de donner libéralement à ce magistrat toutes les
vertus dont il aurait besoin, et de supposer toujours que le prince est
ce qu'il devrait être: supposition à l'aide de laquelle le
gouvernement royal est évidemment préférable à
tout autre, parce qu'il est incontestablement le plus fort, et que pour
être aussi le meilleur il ne lui manque qu'une volonté de corps
plus conforme à la volonté générale.
Mais si selon Platon
(Note 25) le Roi par nature est un personnage
si rare, combien de fois la nature et la fortune concourront-elles à
le couronner, et si l'éducation royale corrompt nécessairement
ceux qui la reçoivent, que doit-on espérer d'une suite d'hommes
élevés pour régner? C'est donc bien vouloir s'abuser
que de confondre le gouvernement royal avec celui d'un bon roi. Pour voir
ce qu'est ce gouvernement en lui-même, il faut le considérer
sous des princes bornés ou méchants, car ils arriveront tels
au trône, ou le trône les rendra tels.
Ces difficultés n'ont pas échappé
à nos auteurs, mais ils n'en sont point embarrassés. Le remède
est, disent-ils, d'obéir sans murmure. Dieu donne les mauvais rois
dans sa colère, et il les faut supporter comme des châtiments
du Ciel. Ce discours est édifiant, sans doute; mais je ne sais s'il
ne conviendrait pas mieux en chaire que dans un livre de politique. Que
dire d'un médecin qui promet des miracles, et dont tout l'art est
d'exhorter son malade à la patience? On sait bien qu'il faut souffrir
un mauvais gouvernement quand on l'a; la question serait d'en trouver un
bon.
DES GOUVERNEMENTS MIXTES
A proprement parler il n'y a point de gouvernement simple.
Il faut qu'un chef unique ait des magistrats subalternes; il faut qu'un
gouvernement populaire ait un chef. Ainsi dans le partage de la puissance
exécutive il y a toujours gradation du grand nombre au moindre, avec
cette différence que tantôt le grand nombre dépend du
petit, et tantôt le petit du grand.
Quelquefois il y a partage égal; soit quand les
parties constitutives sont dans une dépendance mutuelle, comme dans
le gouvernement d'Angleterre; soit quand l'autorité de chaque partie
est indépendante mais imparfaite, comme en Pologne. Cette dernière
forme est mauvaise, parce qu'il n'y a point d'unité dans le gouvernement,
et que l'Etat manque de liaison.
Lequel vaut le mieux, d'un gouvernement simple ou d'un
gouvernement mixte? Question fort agitée chez les politiques, et
à laquelle il faut faire la même réponse que j'ai faite
ci-devant sur toute forme de gouvernement.
Le gouvernement simple est le meilleur en soi, par cela
seul qu'il est simple. Mais quand la puissance exécutive ne dépend
pas assez de la législative, c'est-à-dire quand il y a plus
de rapport du prince au souverain que du peuple au prince, il faut remédier
à ce défaut de proportion en divisant le gouvernement; car
alors toutes ses parties n'ont pas moins d'autorité sur les sujets,
et leur division les rend toutes ensemble moins fortes contre le souverain.
On prévient encore le même inconvénient
en établissant des magistrats intermédiaires, qui, laissant
le gouvernement en son entier, servent seulement à balancer les deux
puissances et à maintenir leurs droits respectifs. Alors le gouvernement
n'est pas mixte, il est tempéré.
On peut remédier par des moyens semblables à
l'inconvénient opposé, et quand le gouvernement est trop lâche,
ériger des tribunaux pour le concentrer. Cela se pratique dans toutes
les démocraties. Dans le premier cas on divise le gouvernement pour
l'affaiblir, et dans le second pour le renforcer; car les maximum de force
et de faiblesse se trouvent également dans les gouvernements simples,
au lieu que les formes mixtes donnent une force moyenne.
QUE TOUTE FORME DE GOUVERNEMENT N'EST PAS PROPRE A TOUT PAYS
La liberté n'étant pas un fruit de tous
les climats n'est pas à la portée de tous les peuples. Plus
on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent
la vérité. Plus on le conteste, plus on donne occasion de
l'établir par de nouvelles preuves.
Dans tous les gouvernements du monde la personne publique
consomme et ne produit rien. D'où lui vient donc la substance consommée?
Du travail de ses membres. C'est le superflu des particuliers qui produit
le nécessaire du public. D'où il suit que l'état civil
ne peut subsister qu'autant que le travail des hommes rend au-delà
de leurs besoins.
Or cet excédent n'est pas le même dans
tous les pays du monde. Dans plusieurs il est considérable, dans
d'autres médiocre, dans d'autres nul, dans d'autres négatif.
Ce rapport dépend de la fertilité du climat, de la sorte de
travail que la terre exige, de la nature de ses productions, de la force
de ses habitants, de la plus ou moins grande consommation qui leur est nécessaire,
et de plusieurs autres rapports semblables desquels il est composé.
D'autre part, tous les gouvernements ne sont pas de
même nature; il y en a de plus ou moins dévorants, et les différences
sont fondées sur cet autre principe que, plus les contributions publiques
s'éloignent de leur source, et plus elles sont onéreuses.
Ce n'est pas sur la quantité des impositions qu'il faut mesurer cette
charge, mais sur le chemin qu'elles ont à faire pour retourner dans
les mains dont elles sont sorties; quand cette circulation est prompte et
bien établie, qu'on paye peu ou beaucoup, il n'importe; le peuple
est toujours riche et les finances vont toujours bien. Au contraire, quelque
peu que le peuple donne, quand ce peu ne lui revient point, en donnant toujours
bientôt il s'épuise; l'Etat n'est jamais riche, et le peuple
est toujours gueux.
Il suit de là que plus la distance du peuple
au gouvernement augmente, et plus les tributs deviennent onéreux:
ainsi dans la démocratie le peuple est le moins chargé, dans
l'aristocratie il l'est davantage, dans la monarchie il porte le plus grand
poids. La monarchie ne convient donc qu'aux nations opulentes, l'aristocratie
aux Etats médiocres en richesse ainsi qu'en grandeur, la démocratie
aux Etats petits et pauvres.
En effet, plus on y réfléchit, plus on
trouve en ceci de différence entre les Etats libres et les monarchiques;
dans les premiers tout s'emploie à l'utilité commune; dans
les autres, les forces publique et particulières sont réciproques,
et l'une s'augmente par l'affaiblissement de l'autre. Enfin au lieu de gouverner
les sujets pour les rendre heureux, le despotisme les rend misérables
pour les gouverner.
Voilà donc dans chaque climat des causes naturelles
sur lesquelles on peut assigner la forme de gouvernement à laquelle
la force du climat l'entraîne, et dire même quelle espèce
d'habitants il doit avoir. Les lieux ingrats et stériles où
le produit ne vaut pas le travail doivent rester incultes et déserts,
ou seulement peuplés de sauvages. Les lieux où le travail
des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être
habités par des peuples barbares, toute politie y serait impossible:
les lieux où l'excès du produit sur le travail est médiocre
conviennent aux peuples libres; ceux où le terroir abondant et fertile
donne beaucoup de produit pour peu de travail veulent être gouvernés
monarchiquement, pour consumer par le luxe du prince l'excès du superflu
des sujets; car il vaut mieux que cet excès soit absorbé par
le gouvernement que dissipé par les particuliers. Il y a des exceptions,
je le sais; mais ces exceptions mêmes confirment la règle,
en ce qu'elles produisent tôt ou tard des révolutions qui ramènent
les choses dans l'ordre de la nature.
Distinguons toujours les lois générales
des causes particulières qui peuvent en modifier l'effet. Quand tout
le Midi serait couvert de républiques et tout le Nord d'Etats despotiques
il n'en serait pas moins vrai que par l'effet du climat le despotisme convient
aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, et la bonne politie aux régions
intermédiaires. Je vois encore qu'en accordant le principe on pourra
disputer sur l'application: on pourra dire qu'il y a des pays froids très
fertiles et des méridionaux très ingrats. Mais cette difficulté
n'en est une que pour ceux qui n'examinent pas la chose dans tous ses rapports.
Il faut, comme je l'ai déjà dit, compter ceux des travaux,
des forces, de la consommation, etc.
Supposons que de deux terrains égaux l'un rapporte
cinq et l'autre dix. Si les habitants du premier consomment quatre et ceux
du dernier neuf, l'excès du premier produit sera 1/5 et celui du
second 1/10. Le rapport de ces deux excès étant donc inverse
de celui des produits, le terrain qui ne produira que cinq donnera un superflu
double de celui du terrain qui produira dix.
Mais il n'est pas question d'un produit double, et je
ne crois pas que personne ose mettre en général la fertilité
des pays froids en égalité même avec celle des pays
chauds. Toutefois supposons cette égalité; laissons, si l'on
veut, en balance l'Angleterre avec la Sicile, et la Pologne avec l'Egypte.
Plus au midi nous aurons l'Afrique et les Indes, plus au nord nous n'aurons
plus rien. Pour cette égalité de produit, quelle différence
dans la culture? En Sicile il ne faut que gratter la terre; en Angleterre
que de soins pour la labourer! or, là où il faut plus de bras
pour donner le même produit, le superflu doit être nécessairement
moindre.
Considérez, outre cela, que la même quantité
d'hommes consomme beaucoup moins dans les pays chauds. Le climat demande
qu'on y soit sobre pour se porter bien: les Européens qui veulent
y vivre comme chez eux périssent tous de dysenterie et d'indigestions.
Nous sommes, dit Chardin, des bêtes carnassières,
des loups, en comparaison des Asiatiques. Quelques-uns attribuent la sobriété
des Persans à ce que leur pays est moins cultivé, et moi je
crois au contraire que leur pays abonde moins en denrées parce qu'il
en faut moins aux habitants. Si leur frugalité, continue-t-il,
était un effet de la disette du pays, il n'y aurait que les pauvres
qui mangeraient peu, au lieu que c'est généralement tout le
monde, et on mangerait plus ou moins en chaque province selon la fertilité
du pays, au lieu que la même sobriété se trouve par
tout le royaume. Ils se louent fort de leur manière de vivre, disant
qu'il ne faut que regarder leur teint pour reconnaître combien elle
est plus excellente que celle des chrétiens. En effet le teint des
Persans est uni; ils ont la peau belle, fine et polie, au lieu que le teint
des Arméniens, leurs sujets qui vivent à l'européenne,
est rude, couperosé, et que leurs corps sont gros et pesants.
Plus on approche de la ligne, plus les peuples vivent
de peu. Ils ne mangent presque pas de viande; le riz, le maïs, le cuzcuz,
le mil, la cassave, sont leurs aliments ordinaires. Il y a aux Indes des
millions d'hommes dont la nourriture ne coûte pas un sol par jour.
Nous voyons en Europe même des différences sensibles pour l'appétit
entre les peuples du Nord et ceux du Midi. Un Espagnol vivra huit jours
du dîner d'un Allemand. Dans les pays où les hommes sont plus
voraces le luxe se tourne aussi vers les choses de consommation. En Angleterre,
il se montre sur une table chargée de viandes; en Italie on vous
régale de sucre et de fleurs.
Le luxe des vêtements offre encore de semblables
différences. Dans les climats où les changements des saisons
sont prompts et violents, on a des habits meilleurs et plus simples, dans
ceux où l'on ne s'habille que pour la parure on y cherche plus d'éclat
que d'utilité, les habits eux-mêmes y sont un luxe. A Naples
vous verrez tous les jours se promener au Pausilippe des hommes en veste
dorée et point de bas. C'est la même chose pour les bâtiments;
on donne tout à la magnificence quand on n'a rien à craindre
des injures de l'air. A Paris, à Londres on veut être logé
chaudement et commodément. A Madrid on a des salons superbes, mais
point de fenêtres qui ferment, et l'on couche dans des nids à
rats.
Les aliments sont beaucoup plus substantiels et succulents
dans les pays chauds; c'est une troisième différence qui ne
peut manquer d'influer sur la seconde. Pourquoi mange-t-on tant de légumes
en Italie? parce qu'ils y sont bons, nourrissants, d'excellent goût.
En France où ils ne sont nourris que d'eau ils ne nourrissent point,
et sont presque comptés pour rien sur les tables. Ils n'occupent
pourtant pas moins de terrain et coûtent du moins autant de peine
à cultiver. C'est une expérience faite que les blés
de Barbarie, d'ailleurs inférieurs à ceux de France, rendent
beaucoup plus en farine, et que ceux de France à leur tour rendent
plus que les blés du Nord. D'où l'on peut inférer qu'une
gradation semblable s'observe généralement dans la même
direction de la ligne au pôle. Or n'est-ce pas un désavantage
visible d'avoir dans un produit égal une moindre quantité
d'aliment?
A toutes ces différentes considérations
j'en puis ajouter une qui en découle et qui les fortifie; c'est que
les pays chauds ont moins besoin d'habitants que les pays froids, et pourraient
en nourrir davantage; ce qui produit un double superflu toujours à
l'avantage du despotisme. Plus le même nombre d'habitants occupe une
grande surface, plus les révoltes deviennent difficiles; parce qu'on
ne peut se concerter ni promptement ni secrètement, et qu'il est
toujours facile au gouvernement d'éventer les projets et de couper
les communications: mais plus un peuple nombreux se rapproche, moins le
gouvernement peut usurper sur le souverain; les chefs délibèrent
aussi sûrement dans leurs chambres que le prince dans son conseil,
et la foule s'assemble aussitôt dans les places que les troupes dans
leurs quartiers. L'avantage d'un gouvernement tyrannique est donc en ceci
d'agir à grandes distances. A l'aide des points d'appui qu'il se
donne sa force augmente au loin comme celle des leviers
(Note 26) . Celle du peuple au contraire n'agit
que concentrée, elle s'évapore et se perd en s'étendant,
comme l'effet de la poudre éparse à terre et qui ne prend
feu que grain à grain. Les pays les moins peuplés sont ainsi
les plus propres à la tyrannie: les bêtes féroces ne
règnent que dans les déserts.
DES SIGNES D'UN BON GOUVERNEMENT
Quand donc on demande absolument quel est le meilleur
gouvernement, on fait une question insoluble comme indéterminée;
ou si l'on veut, elle a autant de bonnes solutions qu'il y a de combinaisons
possibles dans les positions absolues et relatives des peuples.
Mais si l'on demandait à quel signe on peut connaître
qu'un peuple donné est bien ou mal gouverné, ce serait autre
chose, et la question de fait pourrait se résoudre.
Cependant on ne la résout point, parce que chacun
veut la résoudre à sa manière. Les sujets vantent la
tranquillité publique, les citoyens la liberté des particuliers,
l'un préfère la sûreté des possessions, et l'autre
celle des personnes; l'un veut que le meilleur gouvernement soit le plus
sévère, l'autre soutient que c'est le plus doux; celui-ci
veut qu'on punisse les crimes, et celui-là qu'on les prévienne;
l'un trouve beau qu'on soit craint des voisins, l'autre aime mieux qu'on
en soit ignoré, l'un est content quand l'argent circule, l'autre
exige que le peuple ait du pain. Quand même on conviendrait sur ces
points et d'autres semblables, en serait-on plus avancé? Les quantités
morales manquant de mesure précise, fût-on d'accord sur le
signe, comment l'être sur l'estimation?
Pour moi, je m'étonne toujours qu'on méconnaisse
un signe aussi simple, ou qu'on ait la mauvaise foi de n'en pas convenir.
Quelle est la fin de l'association politique? C'est la conservation et la
prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus sûr
qu'ils se conservent et prospèrent? C'est leur nombre et leur population.
N'allez donc pas chercher ailleurs ce signe si disputé. Toutes choses
d'ailleurs égales, le gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers,
sans naturalisations, sans colonies, les citoyens peuplent et multiplient
davantage est infailliblement le meilleur: celui sous lequel un peuple diminue
et dépérit est le pire. Calculateurs, c'est maintenant votre
affaire; comptez, mesurez, comparez
(Note 27) .
DE L'ABUS DU GOUVERNEMENT ET DE SA PENTE A DEGENERER
Comme la volonté particulière
agit sans cesse contre la volonté générale, ainsi le
gouvernement fait un effort continuel contre la souveraineté. Plus
cet effort augmente, plus la constitution s'altère, et comme il n'y
a point ici d'autre volonté de corps qui résistant à
celle du prince fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt
ou tard que le prince opprime enfin le souverain et rompe le traité
social. C'est là le vice inhérent et inévitable qui
dès la naissance du corps politique tend sans relâche à
le détruire, de même que la vieillesse et la mort détruisent
le corps de l'homme.
l y a deux voies générales par lesquelles
un gouvernement dégénère; savoir, quand il se resserre,
ou quand l'Etat se dissout.
Le gouvernement se resserre quand il passe du grand
nombre au petit, c'est-à-dire de la démocratie à l'aristocratie,
et de l'aristocratie à la royauté. C'est là son inclinaison
naturelle (Note
28) . S'il rétrogradait du petit nombre
au grand, on pourrait dire qu'il se relâche, mais ce progrès
inverse est impossible.
En effet, jamais le gouvernement ne change de forme
que quand son ressort usé le laisse trop affaibli pour pouvoir conserver
la sienne. Or s'il se relâchait encore en s'étendant, sa force
deviendrait tout à fait nulle, et il subsisterait encore moins. Il
faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu'il cède,
autrement l'Etat qu'il soutient tomberait en ruine.
Le cas de la dissolution de l'Etat peut arriver de deux
manières.
Premièrement quand le prince n'administre plus
l'Etat selon les lois et qu'il usurpe le pouvoir souverain. Alors il se
fait un changement remarquable; c'est que, non pas le gouvernement, mais
l'Etat se resserre; je veux dire que le grand Etat se dissout et qu'il s'en
forme un autre dans celui-là, composé seulement des membres
du gouvernement et qui n'est plus rien au reste du peuple que son maître
et son tyran. De sorte qu'à l'instant que le gouvernement usurpe
la souveraineté, le pacte social est rompu, et tous les simples citoyens,
rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés
mais non pas obligés d'obéir.
Le même cas arrive aussi quand les membres du
gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu'ils ne doivent
exercer qu'en corps; ce qui n'est pas une moindre infraction des lois, et
produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire,
autant de princes que de magistrats, et l'Etat, non moins divisé
que le gouvernement, périt ou change de forme.
Quand l'Etat se dissout, l'abus du gouvernement quel
qu'il soit prend le nom commun d'anarchie. En distinguant, la démocratie
dégénère en ochlocratie, l'aristocratie en oligarchie;
j'ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie,
mais ce dernier mot est équivoque et demande explication.
Dans le sens vulgaire un tyran est un roi qui gouverne
avec violence et sans égard à la justice et aux lois. Dans
le sens précis un tyran est un particulier qui s'arroge l'autorité
royale sans y avoir droit. C'est ainsi que les Grecs entendaient ce mot
de tyran. Ils le donnaient indifféremment aux bons et aux
mauvais princes dont l'autorité n'était pas légitime
(Note 29)
Ainsi tyran et usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes.
Pour donner différents noms à différentes
choses, j'appelle tyran l'usurpateur de l'autorité royale,
et despote l'usurpateur du pouvoir souverain. Le tyran est celui
qui s'ingère contre les lois à gouverner selon les lois; le
despote est celui qui se met au-dessus des lois mêmes. Ainsi le tyran
peut n'être pas despote, mais le despote est toujours tyran.
DE LA MORT DU CORPS POLITIQUE
Telle est la pente naturelle et inévitable des
gouvernements les mieux constitués. Si Sparte et Rome ont péri,
quel Etat peut espérer de durer toujours? Si nous voulons former
un établissement durable, ne songeons donc point à le rendre
éternel. Pour réussir il ne faut pas tenter l'impossible,
ni se flatter de donner à l'ouvrage des hommes une solidité
que les choses humaines ne comportent pas.
Le corps politique, aussi bien que le corps de l'homme,
commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même
les causes de sa destruction. Mais l'un et l'autre peut avoir une constitution
plus ou moins robuste et propre à le conserver plus ou moins longtemps.
La constitution de l'homme est l'ouvrage de la nature, celle de l'Etat est
l'ouvrage de l'art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger leur
vie, il dépend d'eux de prolonger celle de l'Etat aussi loin qu'il
est possible, en lui donnant la meilleure constitution qu'il puisse avoir.
Le mieux constitué finira mais plus tard qu'un autre, si nul accident
imprévu n'amène sa perte avant le temps.
Le principe de la vie politique est dans l'autorité
souveraine. La puissance législative est le coeur de l'Etat, la puissance
exécutive en est le cerveau, qui donne le mouvement à toutes
les parties. Le cerveau peut tomber en paralysie et l'individu vivre encore.
Un homme reste imbécile et vit: mais sitôt que le coeur a cessé
ses fonctions, l'animal est mort.
Ce n'est point par les lois que l'Etat subsiste, c'est
par le pouvoir législatif. La loi d'hier n'oblige pas aujourd'hui,
mais le consentement tacite est présumé du silence, et le
souverain est censé confirmer incessamment les lois qu'il n'abroge
pas, pouvant le faire. Tout ce qu'il a déclaré vouloir une
fois, il le veut toujours, à moins qu'il ne le révoque.
Pourquoi donc porte-t-on tant de respect aux anciennes
lois? C'est pour cela même. On doit croire qu'il n'y a que l'excellence
des volontés antiques qui les ait pu conserver si longtemps; si le
souverain ne les eût reconnues constamment salutaires il les eût
mille fois révoquées. Voilà pourquoi loin de s'affaiblir
les lois acquièrent sans cesse une force nouvelle dans tout Etat
bien constitué; le préjugé de l'antiquité les
rend chaque jour plus vénérables; au lieu que partout où
les lois s'affaiblissent en vieillissant, cela prouve qu'il n'y a plus de
pouvoir législatif, et que l'Etat ne vit plus.
COMMENT SE MAINTIENT L'AUTORITE SOUVERAINE
Le souverain n'ayant d'autre force que
la puissance législative n'agit que par des lois, et les lois n'étant
que des actes authentiques de la volonté générale,
le souverain ne saurait agir que quand le peuple est assemblé. Le
peuple assemblé, dira-t-on! Quelle chimère! C'est une chimère
aujourd'hui, mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans. Les
hommes ont-ils changé de nature?
Les bornes du possible dans les choses morales sont
moins étroites que nous ne pensons. Ce sont nos faiblesses, nos vices,
nos préjugés qui les rétrécissent. Les âmes
basses ne croient point aux grands hommes: de vils esclaves sourient d'un
air moqueur à ce mot de liberté.
Par ce qui s'est fait considérons ce qui se peut
faire; je ne parlerai pas des anciennes républiques de la Grèce,
mais la République romaine était, ce me semble, un grand Etat,
et la ville de Rome une grande ville. Le dernier cens donna dans Rome quatre
cent mille citoyens portant armes, et le dernier dénombrement de
l'Empire plus de quatre millions de citoyens sans compter les sujets, les
étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves.
Quelle difficulté n'imaginerait-on pas d'assembler
fréquemment le peuple immense de cette capitale et de ses environs?
Cependant il se passait peu de semaines que le peuple romain ne fût
assemblé, et même plusieurs fois. Non seulement il exerçait
les droits de la souveraineté, mais une partie de ceux du gouvernement.
Il traitait certaines affaires, il jugeait certaines causes, et tout ce
peuple était sur la place publique presque aussi souvent magistrat
que citoyen.
En remontant aux premiers temps des nations on trouverait
que la plupart des anciens gouvernements, même monarchiques tels que
ceux des Macédoniens et des Francs, avaient de semblables conseils.
Quoi qu'il en soit, ce seul fait incontestable répond à toutes
les difficultés. De l'existant au possible la conséquence
me paraît bonne.
SUITE
Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait une
fois fixé la constitution de l'Etat en donnant la sanction à
un corps de lois: il ne suffit pas qu'il ait établi un gouvernement
perpétuel ou qu'il ait pourvu une fois pour toutes à l'élection
des magistrats. Outre les assemblées extraordinaires que des cas
imprévus peuvent exiger, il faut qu'il y en ait de fixes et de périodiques
que rien ne puisse abolir ni proroger, tellement qu'au jour marqué
le peuple soit légitimement convoqué par la loi, sans qu'il
soit besoin pour cela d'aucune autre convocation formelle.
Mais hors de ces assemblées juridiques par leur
seule date, toute assemblée du peuple qui n'aura pas été
convoquée par les magistrats préposés à cet
effet et selon les formes prescrites doit être tenue pour illégitime
et tout ce qui s'y fait pour nul; parce que l'ordre même de s'assembler
doit émaner de la loi.
Quant aux retours plus ou moins fréquents des
assemblées légitimes, ils dépendent de tant de considérations
qu'on ne saurait donner là-dessus de règles précises.
Seulement on peut dire en général que plus le gouvernement
a de force, plus le souverain doit se montrer fréquemment.
Ceci, me dira-t-on, peut être bon pour une seule
ville; mais que faire quand l'Etat en comprend plusieurs? Partagera-t-on
l'autorité souveraine, ou bien doit-on la concentrer dans une seule
ville et assujettir tout le reste?
Je réponds qu'on ne doit faire ni l'un ni l'autre.
Premièrement l'autorité souveraine est simple et une et l'on
ne peut la diviser sans la détruire. En second lieu, une ville non
plus qu'une nation ne peut être légitimement sujette d'une
autre, parce que l'essence du corps politique est dans l'accord de l'obéissance
et de la liberté, et que ces mots de sujet et de souverain
sont des corrélations identiques dont l'idée se réunit
sous le seul mot de citoyen.
Je réponds encore que c'est toujours un mal d'unir
plusieurs villes en une seule cité, et que, voulant faire cette union,
l'on ne doit pas se flatter d'en éviter les inconvénients
naturels. Il ne faut point objecter l'abus des grands Etats à celui
qui n'en veut que de petits: mais comment donner aux petits Etats assez
de force pour résister aux grands? Comme jadis les villes grecques
résistèrent au grand Roi, et comme plus récemment la
Hollande et la Suisse ont résisté à la maison d'Autriche.
Toutefois si l'on ne peut réduire l'Etat à
de justes bornes, il reste encore une ressource; c'est de n'y point souffrir
de capitale, de faire siéger le gouvernement alternativement dans
chaque ville, et d'y rassembler aussi tour à tour les Etats du pays.
Peuplez également le territoire, étendez-y
partout les mêmes droits, portez-y partout l'abondance et la vie,
c'est ainsi que l'Etat deviendra tout à la fois le plus fort et le
mieux gouverné qu'il soit possible. Souvenez-vous que les murs des
villes ne se forment que du débris des maisons des champs. A chaque
palais que je vois élever dans la capitale, je crois voir mettre
en masures tout un pays.
SUITE
A l'instant que le peuple est légitimement assemblé
en corps souverain, toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance
exécutive est suspendue, et la personne du dernier citoyen est aussi
sacrée et inviolable que celle du premier magistrat, parce qu'où
se trouve le représenté, il n'y a plus de représentant.
La plupart des tumultes qui s'élevèrent à Rome dans
les comices vinrent d'avoir ignoré ou négligé cette
règle. Les consuls alors n'étaient que les présidents
du peuple, les tribuns de simples orateurs
(Note 30) , le Sénat n'était
rien du tout.
Ces intervalles de suspension où le prince reconnaît
ou doit reconnaître un supérieur actuel, lui ont toujours été
redoutables, et ces assemblées du peuple, qui sont l'égide
du corps politique et le frein du gouvernement, ont été de
tous temps l'horreur des chefs: aussi n'épargnent-ils jamais ni soins,
ni objections, ni difficultés, ni promesses, pour en rebuter les
citoyens. Quand ceux-ci sont avares, lâches, pusillanimes, plus amoureux
du repos que de la liberté, ils ne tiennent pas longtemps contre
les efforts redoublés du gouvernement; c'est ainsi que la force résistante
augmentant sans cesse, l'autorité souveraine s'évanouit à
la fin, et que la plupart des cités tombent et périssent avant
le temps.
Mais entre l'autorité souveraine et le gouvernement
arbitraire, il s'introduit quelquefois un pouvoir moyen dont il faut parler.
DES DEPUTES OU REPRESENTANTS
Sitôt que le service public cesse d'être
la principale affaire des citoyens, et qu'ils aiment mieux servir de leur
bourse que de leur personne, l'Etat est déjà près de
sa ruine. Faut-il marcher au combat? ils payent des troupes et restent chez
eux; faut-il aller au conseil? ils nomment des députés et
restent chez eux. A force de paresse et d'argent ils ont enfin des soldats
pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre.
C'est le tracas du commerce et des arts, c'est l'avide
intérêt du gain, c'est la mollesse et l'amour des commodités,
qui changent les services personnels en argent. On cède une partie
de son profit pour l'augmenter à son aise. Donnez de l'argent, et
bientôt vous aurez des fers. Ce mot de Finance est un mot d'esclave,
il est inconnu dans la cité. Dans un Etat vraiment libre les citoyens
font tout avec leurs bras et rien avec de l'argent. Loin de payer pour s'exempter
de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis
bien loin des idées communes; je crois les corvées moins contraires
à la liberté que les taxes.
Mieux l'Etat est constitué, plus les affaires
publiques l'emportent sur les privées dans l'esprit des citoyens.
Il y a même beaucoup moins d'affaires privées, parce que la
somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable
à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher
dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole
aux assemblées; sous un mauvais gouvernement nul n'aime à
faire un pas pour s'y rendre; parce que nul ne prend intérêt
à ce qui s'y fait, qu'on prévoit que la volonté générale
n'y dominera pas, et qu'enfin les soins domestiques absorbent tout. Les
bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent
de pires. Sitôt que quelqu'un dit des affaires de l'Etat: Que m'importe?
on doit compter que l'Etat est perdu.
L'attiédissement de l'amour de la patrie, l'activité
de l'intérêt privé, l'immensité des Etats, les
conquêtes, l'abus du gouvernement ont fait imaginer la voie des députés
ou représentants du peuple dans les assemblées de la nation.
C'est ce qu'en certains pays on ose appeler le tiers Etat. Ainsi l'intérêt
particulier de deux ordres est mis au premier et au second rang, l'intérêt
public n'est qu'au troisième.
La souveraineté ne peut être représentée,
par la même raison qu'elle ne peut être aliénée;
elle consiste essentiellement dans la volonté générale,
et la volonté ne se représente point: elle est la même,
ou elle est autre; il n'y a point de milieu. Les députés du
peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils
ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement.
Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle; ce
n'est point une loi. Le peuple anglais pense être libre; il se trompe
fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement;
sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans
les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite
bien qu'il la perde.
L'idée des représentants est moderne:
elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde
gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée,
et où le nom d'homme est en déshonneur. Dans les anciennes
républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n'eut
de représentants; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est
très singulier qu'à Rome où les tribuns étaient
si sacrés on n'ait pas même imaginé qu'ils pussent usurper
les fonctions du peuple, et qu'au milieu d'une si grande multitude ils n'aient
jamais tenté de passer de leur chef un seul plébiscite. Qu'on
juge cependant de l'embarras que causait quelquefois la foule, par ce qui
arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens donnait
son suffrage de dessus les toits.
Où le droit et la liberté sont toutes
choses, les inconvénients ne sont rien. Chez ce sage peuple tout
était mis à sa juste mesure: il laissait faire à ses
licteurs ce que ses tribuns n'eussent osé faire; il ne craignait
pas que ses licteurs voulussent le représenter.
Pour expliquer cependant comment les tribuns le représentaient
quelquefois, il suffit de concevoir comment le gouvernement représente
le souverain. La loi n'étant que la déclaration de la volonté
générale il est clair que dans la puissance législative
le peuplé ne peut être représenté; mais il peut
et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la
force appliquée à la loi. Ceci fait voir qu'en examinant bien
les choses on trouverait que très peu de nations ont des lois. Quoi
qu'il en soit, il est sûr que les tribuns, n'ayant aucune partie du
pouvoir exécutif, ne purent jamais représenter le peuple romain
par les droits de leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du
Sénat.
Chez les Grecs tout ce que le peuple avait à
faire il le faisait par lui-même; il était sans cesse assemblé
sur la place. Il habitait un climat doux, il n'était point avide,
des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté.
N'ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes
droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins
(Note 31) , six mois de l'année la
place publique n'est pas tenable, vos langues sourdes ne peuvent se faire
entendre en plein air, vous donnez plus à votre gain qu'à
votre liberté, et vous craignez bien moins l'esclavage que la misère.
Quoi! la liberté ne se maintient qu'à
l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent.
Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la
société civile plus que tout le reste. Il y a de telles positions
malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens
de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement
libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était
la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves,
mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre.
Vous avez beau vanter cette préférence; j'y trouve plus de
lâcheté que d'humanité.
Je n'entends point par tout cela qu'il faille avoir
des esclaves ni que le droit d'esclavage soit légitime, puisque j'ai
prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pour quoi les peuples
modernes qui se croient libres ont des représentants, et pour quoi
les peuples anciens n'en avaient pas. Quoi qu'il en soit, à l'instant
qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre, il
n'est plus.
Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il soit
désormais possible au souverain de conserver parmi nous l'exercice
de ses droits si la cité n'est très petite. Mais si elle est
très petite elle sera subjuguée? Non. Je ferai voir ci-après
(Note 32)
comment on peut réunir la puissance extérieure d'un grand
peuple avec la police aisée et le bon ordre d'un petit Etat.
QUE L'INSTITUTION DU GOUVERNEMENT N'EST POINT UN CONTRAT
Le pouvoir législatif une fois bien établi,
il s'agit d'établir de même le pouvoir exécutif; car
ce dernier, qui n'opère que par des actes particuliers, n'étant
pas de l'essence de l'autre, en est naturellement séparé.
S'il était possible que le souverain, considéré comme
tel, eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient
tellement confondus qu'on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l'est
pas, et le corps politique ainsi dénaturé serait bientôt
en proie à la violence contre laquelle il fut institué.
Les citoyens étant tous égaux par le contrat
social, ce que tous doivent faire tous peuvent le prescrire, au lieu que
nul n'a droit d'exiger qu'un autre fasse ce qu'il ne fait pas lui-même.
Or c'est proprement ce droit, indispensable pour faire vivre et mouvoir
le corps politique, que le souverain donne au prince en instituant le gouvernement.
Plusieurs ont prétendu que l'acte de cet établissement
était un contrat entre le peuple et les chefs qu'il se donne; contrat
par lequel on stipulait entre les deux parties les conditions sous lesquelles
l'une s'obligeait à commander et l'autre à obéir. On
conviendra, je m'assure, que voilà une étrange manière
de contracter! Mais voyons si cette opinion est soutenable.
Premièrement, l'autorité suprême
ne peut pas plus se modifier que s'aliéner; la limiter, c'est la
détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne
un supérieur; s'obliger d'obéir à un maître c'est
se remettre en pleine liberté.
De plus, il est évident que ce contrat du peuple
avec telles ou telles personnes serait un acte particulier. D'où
il suit que ce contrat ne saurait être une loi ni un acte de souveraineté,
et que par conséquent il serait illégitime.
On voit encore que les parties contractantes seraient
entre elles sous la seule loi de nature et sans aucun garant de leurs engagements
réciproques, ce qui répugne de toute manière à
l'état civil. Celui qui a la force en main étant toujours
le maître de l'exécution, autant vaudrait donner le nom de
contrat à l'acte d'un homme qui dirait à un autre: le vous
donne tout mon bien, à condition que vous m'en rendrez ce qu'il vous
plaira.
Il n'y a qu'un contrat dans l'Etat, c'est celui de l'association;
et celui-là seul en exclut tout autre. On ne saurait imaginer aucun
contrat public qui ne fût une violation du premier.
DE L'INSTITUTION DU GOUVERNEMENT
Sous quelle idée faut-il donc
concevoir l'acte par lequel le gouvernement est institué? Je remarquerai
d'abord que cet acte est complexe ou composé de deux autres, savoir
l'établissement de la loi et l'exécution de la loi.
Par le premier, le souverain statue qu'il y aura un
corps de gouvernement établi sous telle ou telle forme; et il est
clair que cet acte est une loi.
Par le second, le peuple nomme les chefs qui seront
chargés du gouvernement établi. Or cette nomination étant
un acte particulier n'est pas une seconde loi, mais seulement une suite
de la première et une fonction du gouvernement.
La difficulté est d'entendre comment on peut
avoir un acte de gouvernement avant que le gouvernement existe, et comment
le peuple, qui n'est que souverain ou sujet, peut devenir prince ou magistrat
dans certaines circonstances.
C'est encore ici que se découvre une de ces étonnantes
propriétés du corps politique, par lesquelles il concilie
des opérations contradictoires en apparence. Car celle-ci se fait
par une conversion subite de la souveraineté en démocratie,
en sorte que, sans aucun changement sensible, et seulement par une nouvelle
relation de tous à tous, les citoyens devenus magistrats passent
des actes généraux aux actes particuliers, et de la loi à
l'exécution.
Ce changement de relation n'est point une subtilité
de spéculation sans exemple dans la pratique: Il a lieu tous les
jours dans le parlement d'Angleterre, où la chambre basse en certaines
occasions se tourne en grand comité, pour mieux discuter les affaires,
et devient ainsi simple commission, de cour souveraine qu'elle était
l'instant précédent; en telle sorte qu'elle se fait ensuite
rapport à elle-même comme chambre des Communes de ce qu'elle
vient de régler en grand comité, et délibère
de nouveau sous un titre de ce qu'elle a déjà résolu
sous un autre.
Tel est l'avantage propre au gouvernement démocratique
de pouvoir être établi dans le fait par un simple acte de la
volonté générale. Après quoi, ce gouvernement
provisionnel reste en possession si telle est la forme adoptée, ou
établit au nom du souverain le gouvernement prescrit par la loi,
et tout se trouve ainsi dans la règle. Il n'est pas possible d'instituer
le gouvernement d'aucune autre manière légitime, et sans renoncer
aux principes ci-devant établis.
MOYEN DE PREVENIR LES USURPATIONS DU GOUVERNEMENT
De ces éclaircissements il résulte en
confirmation du chapitre XVI que l'acte qui institue le gouvernement n'est
point un contrat mais une loi, que les dépositaires de la puissance
exécutive ne sont point les maîtres du peuple mais ses officiers,
qu'il peut les établir et les destituer quand il lui plaît,
qu'il n'est point question pour eux de contracter mais d'obéir et
qu'en se chargeant des fonctions que l'Etat leur impose ils ne font que
remplir leur devoir de citoyens, sans avoir en aucune sorte le droit de
disputer sur les conditions.
Quand donc il arrive que le peuple institue un gouvernement
héréditaire, soit monarchique dans une famille, soit aristocratique
dans un ordre de citoyens, ce n'est point un engagement qu'il prend; c'est
une forme provisionnelle qu'il donne à l'administration jusqu'à
ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement.
Il est vrai que ces changements sont toujours dangereux,
et qu'il ne faut jamais toucher au gouvernement établi que lors qu'il
devient incompatible avec le bien public; mais cette circonspection est
une maxime de politique et non pas une règle de droit, et l'Etat
n'est pas plus tenu de laisser l'autorité civile à ses chefs
que l'autorité militaire à ses généraux.
Il est vrai encore qu'on ne saurait en pareil cas observer
avec trop de soin toutes les formalités requises pour distinguer
un acte régulier et légitime d'un tumulte séditieux,
et la volonté de tout un peuple des clameurs d'une faction. C'est
ici surtout qu'il ne faut donner au cas odieux que ce qu'on ne peut lui
refuser dans toute la rigueur du droit, et c'est aussi de cette obligation
que le prince tire un grand avantage pour conserver sa puissance malgré
le peuple, sans qu'on puisse dire qu'il l'ait usurpée. Car en paraissant
n'user que de ses droits il lui est fort aisé de les étendre,
et d'empêcher sous le prétexte du repos public les assemblées
destinées à rétablir le bon ordre; de sorte qu'il se
prévaut d'un silence qu'il empêche de rompre, ou des irrégularités
qu'il fait commettre, pour supposer en sa faveur l'aveu de ceux que la crainte
fait taire, et pour punir ceux qui osent parler. C'est ainsi que les décemvirs
ayant été d'abord élus pour un an, puis continués
pour une autre année, tentèrent de retenir à perpétuité
leur pouvoir, en ne permettant plus aux comices de s'assembler; et c'est
par ce facile moyen que tous les gouvernements du monde, une fois revêtus
de la force publique, usurpent tôt ou tard l'autorité souveraine.
Les assemblées périodiques dont j'ai parlé
ci-devant sont propres à prévenir ou différer ce malheur,
surtout quand elles n'ont pas besoin de convocation formelle: car alors
le prince ne saurait les empêcher sans se déclarer ouvertement
infracteur des lois et ennemi de l'Etat.
L'ouverture de ces assemblées, qui n'ont pour
objet que le maintien du traité social, doit toujours se faire par
deux propositions qu'on ne puisse jamais supprimer, et qui passent séparément
par les suffrages.
La première: S'il plaît au souverain
de conserver la présente forme de gouvernement.
La seconde: S'il plaît au peuple d'en laisser
l'administration à ceux qui en sont actuellement chargés.
Je suppose ici ce que je crois avoir démontré,
savoir qu'il n'y a dans l'Etat aucune loi fondamentale qui ne se puisse
révoquer, non pas même le pacte social; car si tous les citoyens
s'assemblaient pour rompre ce pacte d'un commun accord, on ne peut douter
qu'il ne fût très légitimement rompu. Grotius pense
même que chacun peut renoncer à l'Etat dont il est membre,
et reprendre sa liberté naturelle et ses biens en sortant du pays
(Note 33)
. Or il serait absurde que tous les citoyens réunis ne pussent pas
ce que peut séparément chacun d'eux.
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