Pensées de M. Pascal sur
la religion et sur quelques autres sujets
1 - 2
- 3 - 4 - 5
I. Contre l'Indifférence des Athées.
Que ceux qui combattent la Religion apprennent
au moins quelle elle est avant que de la combattre. Si cette Religion se
vantait d'avoir une vue claire de Dieu, et de le posséder [2] à découvert
et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu'on ne voit rien dans
le monde qui le montre avec cette évidence. Mais puis qu'elle dit au contraire
que les hommes sont dans les ténèbres, et dans l'éloignement de Dieu, et
que c'est même le nom qu'il se donne dans les Écritures, Deus absconditus
: et enfin si elle travaille également à établir ces deux choses ; que Dieu
a mis des marques sensibles dans l'Église pour se faire reconnaître à ceux
qui le chercheraient sincèrement ; et qu'il les a couvertes néanmoins de
telle sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur
coeur ; quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque dans la négligence où ils
font profession d'être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la
leur montre ; puisque cette obscurité où ils sont, et qu'ils objectent à
l'Église ne fait qu'établir une des choses qu'elle soutient sans toucher
à l'autre, et confirme sa doctrine bien loin de la ruiner ?
Il faudrait pour la combattre qu'ils [3] criassent
qu'ils ont fait tous leurs efforts pour chercher partout, et même dans ce
que l'Église propose pour s'en instruire, mais sans aucune satisfaction.
S'ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions.
Mais j'espère montrer ici qu'il n'y a point de personne raisonnable qui
puisse parler de la sorte ; et j'ose même dire que jamais personne ne l'a
fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit.
Ils croient avoir fait de grands efforts pour s'instruire lorsqu'ils ont
employé quelques heures à la lecture de l'Écriture, et qu'ils ont interrogé
quelque Ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela ils se vantent
d'avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais en
vérité je ne puis m'empêcher de leur dire, que cette négligence n'est pas
supportable. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt léger de quelque personne
étrangère : il s'agit de nous-mêmes et de notre tout.
L'immortalité de l'âme est une chose qui nous
importe si fort, et [4] qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir
perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est.
Toutes nos actions et toutes nos pensées doivent prendre des routes si différentes
selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible
de faire une démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par la vue
de ce point qui doit être notre dernier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier
devoir est de nous éclaircir sur ce sujet d'où dépend toute notre conduite.
Et c'est pourquoi parmi ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême
différence entre ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire,
et ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour
ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le
dernier des malheurs, et qui n'épargnant rien pour en sortir font de cette
recherche leur [5] principale et leur plus sérieuse occupation. Mais pour
ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et
qui par cette seule raison, qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes des lumières
qui les persuadent, négligent d'en chercher ailleurs, et d'examiner à fond
si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule,
ou de celles qui quoiqu'obscures d'elles-mêmes ont néanmoins un fondement
très solide, je les considère d'une manière toute différente. Cette négligence
en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout,
m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante ; c'est
un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion
spirituelle. Je prétends au contraire que l'amour propre, que l'intérêt
humain, que la plus simple lumière de la raison nous doit donner ces sentiments.
Il ne faut voir pour cela que ce que voient les personnes les moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l'âme fort [6] élevée
pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide,
que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et
qu'enfin la mort qui nous menace à chaque instant nous doit mettre dans
peu d'années, et peut-être en peu de jours dans un état éternel de bonheur,
ou de malheur, ou d'anéantissement. Entre nous et le ciel, l'enfer ou le
néant il n'y a donc que la vie qui est la chose du monde la plus fragile
; et la ciel n'étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur âme
est immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer ou le néant.
Il n'y a rien de plus réel que cela ni de plus
terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves, voila la fin qui attend
la plus belle vie du monde.
C'est en vain qu'ils détournent leur pensée
de cette éternité qui les attend, comme s'ils la pouvaient anéantir en n'y
pensant point. Elle subsiste malgré eux, elle s'avance, et la mort qui la
doit ouvrir les mettra infailliblement dans peu de temps dans [7] l'horrible
nécessité d'être éternellement ou anéantis, ou malheureux.
Voila un doute d'une terrible conséquence ;
et c'est déjà assurément un très grand mal que d'être dans ce doute ; mais
c'est au moins un devoir indispensable de chercher quand on y est. Ainsi
celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien injuste,
et bien malheureux. Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il
en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet
état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point
de termes pour qualifier une si extravagante créature.
Où peut-on prendre ces sentiments ? Quel sujet
de joie trouve-t-on à n'attendre plus que des misères sans ressource ? Quel
sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables ? Quelle consolation
de n'attendre jamais de consolateur ?
Ce repos dans cette ignorance est une chose
monstrueuse, et dont il faut faire sentir l'extravagance et la stupidité
à ceux qui y passent leur vie, en [8] leur représentant ce qui se passe
en eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment
raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance
de ce qu'ils sont, et sans en rechercher d'éclaircissement.
Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que
c'est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible
de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que
mon âme ; et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, et qui fait
réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connaît non plus que le reste.
Je vois ces effroyables espaces de l'Univers qui m'enferment, et je me trouve
attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt
placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné
à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité
qui m'a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infirmités
Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne
sais où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe
pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir
à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage.
Voila mon état plein de misère, de faiblesse,
d'obscurité. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les
jours de ma vie sans songer à ce qui me doit arriver, et que je n'ai qu'à
suivre mes inclinations sans réflexion et sans inquiétude, en faisant tout
ce qu'il faut pour tomber dans le malheur éternel au cas que ce qu'on en
dit soit véritable. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement
dans mes doutes ; mais n'en veux pas prendre la peine, ni faire un [10]
pas pour le chercher ; et en traitant avec mépris ceux qui se travailleraient
de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand
événement, et me laisser mollement conduire à la mort dans l'incertitude
de l'éternité de ma condition future.
En vérité il est glorieux à la Religion d'avoir
pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si
peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement des principales
vérités qu'elle nous enseigne. Car la foi Chrétienne ne va principalement
qu'à établir ces deux choses, la corruption de la nature, et la rédemption
de JÉSUS-CHRIST. Or s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption
par la sainteté de leurs moeurs, ils servent au moins admirablement à montrer
la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.
Rien n'est si important à l'homme que son état
; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi qu'il se trouve
des hommes indifférents à la [11] perte de leur être, et au péril d'une
éternité de misère, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard
de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus petites, ils
les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe les jours et
les nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge,
ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, est celui là même qui
sait qu'il va tout perdre par la mort, et qui demeure néanmoins sans inquiétude,
sans trouble, et sans émotion. Cette étrange insensibilité pour les choses
les plus terribles dans un coeur si sensible aux plus légères ; c'est un
enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel.
Un homme dans un cachot ne sachant si son arrêt
est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, et cette heure suffisant,
s'il sait qu'il est donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature
qu'il emploie cette heure-là non à s'informer si cet arrêt est donné, mais
à jouer, et à se [12] divertir. C'est l'état où se trouvent ces personnes,
avec cette différence que les maux dont ils sont menacés sont bien autre
que la simple perte de la vie et un supplice passager que ce prisonnier
appréhenderait. Cependant ils courent sans souci dans le précipice après
avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s'empêcher de le voir, et
ils se moquent de ceux qui les en avertissent.
Ainsi non seulement le zèle de ceux qui cherchent
Dieu prouve la véritable Religion, mais aussi l'aveuglement de ceux qui
ne le cherchent pas, et qui vivent dans cette horrible négligence. Il faut
qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour vivre
dans cet état, et encore plus pour en faire vanité. Car quand ils auraient
une certitude entière qu'ils n'auraient rien à craindre après la mort que
de tomber dans le néant, ne serait-ce pas un sujet de désespoir plutôt que
de vanité ? N'est-ce donc pas une folie inconcevable, n'en étant pas assurés,
de faire gloire d'être dans ce doute ? [13]
Et néanmoins il est certain que l'homme est
si dénaturé qu'il y a dans son coeur une semence de joie en cela. Ce repos
brutal entre la crainte de l'enfer, et du néant semble si beau, que non
seulement ceux qui sont véritablement dans ce doute malheureux s'en glorifient
; mais que ceux même qui n'y sont pas croient qu'il leur est glorieux de
feindre d'y être. Car l'expérience nous fait voir que la plus part de ceux
qui s'en mêlent sont de ce dernier genre ; que ce sont des gens qui se contrefont,
et qui ne sont pas tels qu'ils veulent paraître. Ce sont des personnes qui
ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté.
C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug ; et la plus part ne le font
que pour imiter les autres.
Mais s'ils ont encore tant soit peu de sens
commun, il n'est pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent
en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas la moyen d'en acquérir, je
dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement [14] des choses,
et qui savent que la seule voie d'y réussir c'est de paraître honnête, fidèle,
judicieux, et capable de servir utilement ses amis ; parce que les hommes
n'aiment naturellement que ce qui leur peut être utile. Or quel avantage
y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu'il a secoué le joug, qu'il
ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu'il se considère
comme seul maître de sa conduite, qu'il ne pense à en rendre compte qu'à
soi-même ? Pense-t-il nous avoir porté par là à en avoir désormais bien
de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils,
et des secours dans tous les besoins de la vie ? Pense-t-il nous avoir bien
réjouis de nous dire qu'il doute si notre âme est autre chose qu'un peu
de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et
content ? Est-ce donc une chose à dire gaiement ; et n'est- ce pas une chose
à dire au contraire tristement, comme la chose du monde la plus triste ?
S'ils y pensaient sérieusement ils [15] verraient
que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté,
et si éloigné en toute manière de ce bon air qu'ils cherchent, que rien
n'est plus capable de leur attirer le mépris et l'aversion des hommes, et
de les faire passer pour des personnes sans esprit et sans jugement. Et
en effet si on leur fait rendre compte de leurs sentiments et des raisons
qu'ils ont de douter de la Religion, ils diront des choses si faibles et
si basses qu'ils persuaderaient plutôt du contraire. C'était ce que leur
disait un jour fort à propos une personne : si vous continuez à discourir
de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez. Et il avait
raison ; car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments où l'on
a pour compagnons des personnes si méprisables ?
Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments
sont bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus
impertinents des hommes. S'il sont fâchés dans le fond de leur coeur de
n'avoir pas plus de [16] lumière, qu'ils ne le dissimulent point. Cette
déclaration ne sera pas honteuse. Il n'y a de honte qu'à n'en point avoir.
Rien ne découvre davantage une étrange faiblesse d'esprit que de ne pas
connaître quel est le malheur d'un homme sans Dieu. rien ne marque davantage
une extrême bassesse de coeur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses
éternelles. Rien n'est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils
laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement
capables : qu'ils soient au moins honnêtes gens, s'ils ne peuvent encore
être Chrétiens : et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y a que deux sortes
de personnes ; ou ceux qui servent Dieu de tout leur coeur, parce qu'ils
le connaissent ; ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur, parce qu'ils
ne le connaissent pas encore.
C'est donc pour les personnes qui cherchent
Dieu sincèrement, et qui reconnaissant leur misère désirent véritablement
d'en sortir, qu'il est juste [17] de travailler, afin de leur aider à trouver
la lumière qu'ils n'ont pas.
Mais pour ceux qui vivent sans le connaître,
et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin,
qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres : et il faut avoir toute la
charité de la Religion qu'ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu'à
les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette Religion nous oblige
de les regarder toujours tant qu'ils seront en cette vie comme capables
de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu'ils peuvent être dans
peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons
au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont ; il faut faire pour
eux ce que nous voudrions qu'on fît pour nous si nous étions en leur place,
et les appeler à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au moins quelque pas
pour tenter s'ils ne trouveront point de lumière. Qu'ils donnent à le lecture
de cet ouvrage quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement
ailleurs. [18] Peut-être y rencontreront-ils quelque chose, ou du oins ils
n'y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincérité
parfaite et un véritable désir de connaître la vérité, j'espère qu'il y
auront satisfaction, et qu'ils seront convaincus des preuves d'une Religion
si divine que l'on y a ramassées.
II. Marques de la véritable Religion
LA vraie Religion doit avoir pour marque d'obliger
à aimer Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune autre que la nôtre
ne l'a ordonné. Elle doit encore avoir connu la concupiscence de l'homme,
et l'impuissance où il est par lui-même d'acquérir la vertu. Elle doit y
avoir apporté les remèdes dont la prière est le principal. Notre Religion
a fait tout cela ; et nulle autre n'a jamais demandé à Dieu de l'aimer et
de le suivre. [19] .i.
[§] Il faut pour faire qu'une Religion soit
vraie qu'elle ait connu notre nature. Car la vraie nature de l'homme, son
vrai bine, la vraie vertu, et la vraie Religion sont choses dont la connaissance
est inséparable. Elle doit avoir connu la grandeur et la bassesse de l'homme,
et la raison de l'un et de l'autre. Quelle autre Religion que la Chrétienne
a connu toutes ces choses ?
[§] Les autres Religions, comme les Païennes,
sont plus populaires ; car elles consistant toutes en extérieur ; mais elles
ne sont pas pour les gens habiles. Une Religion purement intellectuelles
serait plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple.
La seule Religion Chrétienne est proportionnée à tous, étant mêlée d'extérieur
et d'intérieur. Elle élève le peuple à l'intérieur, et abaisse les superbes
à l'extérieur, et n'est pas parfaite sans les deux. Car il faut que le peuple
entende l'esprit de la lettre, et que les habiles soumettent leur esprit
à la lettre, en pratiquant ce qu'il y a d'extérieur. [20]
[§] Nous sommes haïssables ; la raison nous
en convainc. Or nulle autre Religion que la Chrétienne ne propose de se
haïr. Nulle autre Religion ne peut donc être reçue de ceux qui savent qu'ils
ne sont dignes que de haine.
[§] Nulle autre Religion que la Chrétienne
n'a connu que l'homme est la plus excellente créature, et en même temps
la plus misérable. Les uns qui ont bien connu la réalité de son excellence
ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes
ont naturellement d'eux- mêmes. Et les autres qui ont bien connu combien
cette bassesse est effective ont traité d'une superbe ridicule ces sentiments
de grandeur qui sont aussi naturels à l'homme.
[§] Nulle Religion que la nôtre n'a enseigné
que l'homme naît en péché. Nulle secte de Philosophes ne l'a dit. Nulle
n'a donc dit vrai.
[§] Dieu étant caché, toute Religion qui ne
dit pas que Dieu est caché n'est pas véritable ; et toute Religion qui n'en
rend pas la raison n'est [21] pas instruisante. La nôtre fait tout cela.
[§] Cette Religion qui consiste à croire que
l'homme est tombé d'un état de gloire et de communication avec Dieu en un
état de tristesse, de pénitence, et d'éloignement de Dieu, mais qu'enfin
il serait rétabli par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la
terre. Toutes choses ont passé, et celle là a subsisté pour laquelle sont
toutes choses. Car Dieu voulant se former un peuple saint qu'il séparerait
de toutes les autres nations, qu'il délivrerait de ses ennemis, qu'il mettrait
dans un lieu de repos, a promis de la faire, et de venir au monde pour cela
; et il a prédit par ses Prophètes le temps et la manière de sa venue. Et
cependant pour affermir l'espérance de ses élus dans tous les temps, il
leur en a toujours fait voir des images et des figures, et il ne les a jamais
laissés sans des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur salut.
Car dans la création de l'homme, Adam en était témoin, et le dépositaire
de la promesse du Sauveur [22] qui devait naître de la femme. Et quoi que
les hommes étant encore si proches de la création ne pussent avoir oublié
leur création, et leur chute, et la promesse de que Dieu leur avait faite
d'un Rédempteur, néanmoins comme dans ce premier âge du monde ils se laissèrent
emporter à toutes sortes de désordres, il y avait cependant des Saints,
comme Énoch, Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le Christ promis
dés le commencement du monde. Ensuite Dieu a envoyé Noé, qui a vu la malice
des hommes au plus haut degré ; et il l'a sauvé en noyant toute la terre
par un miracle qui marquait assez, et le pouvoir qu'il avait de sauver le
monde, et la volonté qu'il avait de le faire, et de faire naître de la femme
celui qu'il avait promis. Ce miracle suffisait pour affermir l'espérance
des hommes ; et la mémoire en étant encore assez fraîche parmi eux, Dieu
fit ses promesse à Abraham qui était tout environné d'idolâtres, et il lui
fit connaître le mystère du Messie qu'il devait envoyer. Au temps d'Isaac
[23] et de Jacob l'abomination était répandue sur toute la terre ; mais
ces Saints vivaient en la foi ; et Jacob mourant, et bénissant ses enfants
s'écrie par un transport qui lui fait interrompre son discours : J'attends,
ô mon Dieu, le Sauveur que vous avez promis, salutare tuum expectabo Domine.
(Genes. 49. 18.).
Les Égyptiens étaient infectés et d'idolâtrie
et de magie ; le peuple de Dieu même était entraîné par leurs exemples.
Mais cependant Moïse et d'autres voyaient celui qu'ils ne voyaient pas,
et l'adoraient en regardant les biens éternels qu'ils leur préparait.
Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régner
les fausses divinités ; les Poètes ont fait diverses théologies ; les Philosophes
se sont séparés en mille sectes différentes : et cependant il y avait toujours
au coeur de la Judée des hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie
qui n'était connu que d'eux.
Il est venu enfin en la consommation des temps
: et depuis, quoiqu'on [24] ait vu naître tant de schismes et d'hérésies,
tant renverser d'États, tant de changements en toute choses ; cette Église
qui adore celui qui a toujours été adoré a subsisté sans interruption. Et
ce qui est admirable, incomparable, et tout à fait divin, c'est que cette
Religion qui a toujours duré a toujours été combattue. Mille fois elle a
été à la veille d'une destruction universelle ; et toutes les fois qu'elle
a été en cet état Dieu l'a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance.
C'est ce qui est étonnant, et qu'elle se soit maintenue sans fléchir et
plier sous la volonté des tyrans.
[§] Les états périraient si on ne faisait plier
souvent les lois à la nécessité. Mais jamais la religion n'a souffert cela,
et n'en a usé. Aussi il faut ces accommodements, ou des miracles. Il n'est
pas étrange qu'on se conserve en pliant, et ce n'est pas proprement se maintenir
; et encore périssent-ils enfin entièrement : il n'y en a point qui ait
duré 1500. ans. Mais que cette Religion se soit [25] toujours maintenue,
et inflexible ; cela est divin.
[§] Ainsi le Messie a toujours été crû. La
tradition d'Adam était encore nouvelle en Noé et en Moïse. Les Prophètes
l'on prédit depuis, en prédisant toujours d'autres choses, dont les événements
qui arrivaient de temps en temps à la vue des hommes marquaient la vérité
de leur mission, et par conséquent celle de leurs promesses touchant le
Messie. Ils ont tous dit que la loi qu'ils avaient n'était qu'en attendant
celle du Messie ; que jusques là elle serait perpétuelle, mais que l'autre
durerait éternellement ; qu'ainsi leur loi ou celle du Messie dont elle
était la promesse seraient toujours sur la terre. En effet elle a toujours
duré ; et JÉSUS-CHRIST est venu dans toutes les circonstances prédites.
Il a fait des miracles, et les Apôtres aussi qui ont converti les Païens
; et par là les Prophéties étant accomplies le Messie est prouvé pour jamais.
[§] La seule Religion contraire à la nature
en l'état qu'elle est, qui [26] combat tous nos plaisirs, et qui paraît
d'abord contraire au sens commun est la seule qui ait toujours été.
[§] Toute la conduite des choses doit avoir
pour objet l'établissement et la grandeur de la Religion : les hommes doivent
avoir en eux-mêmes des sentiments conformes à ce qu'elle nous enseigne :
et enfin elle doit être tellement l'objet et le centre où toutes choses
tendent, que qui en saura les principe puisse rendre raison et de toute
la nature de l'homme en particulier, et de toute la conduite du monde en
général.
Sur ce fondement les impies prennent lieu de
blasphémer la Religion Chrétienne, parce qu'ils la connaissent mal. Ils
s'imaginent qu'elle consiste simplement en l'adoration d'un Dieu considéré
comme grand, puissant, et éternel ; ce qui est proprement le Déisme presque
aussi éloigné de la Religion Chrétienne que l'Athéisme qui y est tout à
fait contraire. Et delà ils concluent que cette religion n'est pas véritable
; parce que si elle l'était il faudrait que Dieu [27] se manifestât aux
hommes par des preuves si sensibles qu'il fût impossible que personne le
méconnût.
Mais qu'il en concluent ce qu'ils voudront
contre le Déisme, ils n'en concluront rien contre la Religion Chrétienne
qui reconnaît que depuis le péché Dieu ne se montre point aux hommes avec
toute l'évidence qu'il pourrait faire, et qui consiste proprement au mystère
du Rédempteur, qui unissant en lui les deux natures divine et humaine, a
retiré les hommes de la corruption du péché pour les réconcilier à Dieu
en sa personne divine.
Elle enseigne donc aux hommes ces deux vérités,
et qu'il y a un Dieu dont ils sont capables, et qu'il y a une corruption
dans la nature qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes
de connaître l'un et l'autre de ces points ; et il est également dangereux
à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa
misère sans connaître le Rédempteur qui l'en peut guérir. Une seule de ces
[27] connaissances fait ou l'orgueil des Philosophes qui ont connu Dieu
et non leur misère, ou le désespoir des Athées qui connaissent leur misère
sans Rédempteur.
Et ainsi, comme il est également de la nécessité
de l'homme de connaître ces deux points, il est aussi également de la miséricorde
de Dieu de nous les avoir fait connaître. La Religion Chrétienne le fait
; c'est en cela qu'elle consiste.
Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, et
qu'on voie si toutes choses ne tendent pas à l'établissement des deux chefs
de cette Religion.
[§] Si l'on ne se connaît point plein d'orgueil,
d'ambition, de concupiscence, de faiblesse, de misère et d'injustice, on
est bien aveugle. Et si en le connaissant on ne désire d'en être délivré
que peut-on dire d'un homme si peu raisonnable ? Que peut-on donc avoir
Que de l'estime pour une Religion qui connaît si bien les défauts de l'homme
; et que du désir pour la vérité d'une Religion qui y promet des remèdes
si souhaitables ?
[29]
III. Véritable Religion prouvée par les
contrariétés qui sont dans l'homme, et par le péché originel.
LES grandeurs et les misères de l'homme sont
tellement visibles, qu'il faut nécessairement que la véritable religion
nous enseigne, qu'il y a en lui quelque grand principe de grandeur, et en
même temps quelque grand principe de misère. Car il faut que la véritable
Religion connaisse à fond notre nature, c'est-à-dire qu'elle connaisse tout
ce qu'elle a de grand, et tout ce qu'elle a de misérable, et la raison de
l'un et de l'autre. Il faut encore qu'elle nous rende raison des étonnantes
contrariétés qui s'y rencontrent. S'il y a un seul principe de tout, une
seule fin de tout, il faut que la vraie Religion nous enseigne à n'adorer
que lui, et a n'aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons dans l'impuissance
[30] d'adorer ce que nous ne connaissons pas, et d'aimer autre chose que
nous, il faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous instruise
aussi de cette impuissance, et qu'elle nous en apprenne les remèdes.
Il faut rendre l'homme heureux qu'elle lui
montre qu'il y a un Dieu, qu'on est obligé de l'aimer, que notre véritable
félicité est d'être à lui, et notre unique mal d'être séparé de lui. Il
faut qu'elle nous apprenne que nous sommes plein de ténèbres qui nous empêchent
de le connaître et de l'aimer, et qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer
Dieu, et notre concupiscence nous en détournant, nous sommes pleins d'injustice.
Il faut qu'elle nous rende raison de l'opposition que nous avons à Dieu
et à notre propre bien. Il faut qu'elle nous en enseigne les remèdes, et
les moyens d'obtenir ces remèdes. Qu'on examine sur cela toutes les Religions,
et qu'on voie s'il y en a une autre que la Chrétienne qui y satisfasse.
Sera-ce celle qu'enseignaient les [31] Philosophes
qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce là le
vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la
présomption de l'homme que de l'avoir égalé à Dieu ? Et ceux qui nous ont
égalé aux bêtes, et qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout
bien ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ? Levez vos yeux vers
Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a
fait pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse
vous y égalera, si vous voulez la suivre. Et les autres disent : Baissez
vos yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes
dont vous êtes le compagnon. Que deviendra donc l'homme ? Sera-t-il égal
à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que ferons nous donc
? Quelle Religion nous enseignera à guérir l'orgueil, et la concupiscence
? Quelle Religion nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses
qui nous en détournent, les remèdes qui [32] les peuvent guérir, et le moyen
d'obtenir ces remèdes ? Voyons ce que nous dit sur cela la Sagesse de Dieu,
qui nous parle dans la Religion Chrétienne.
C'est en vain, ô homme, que vous cherchez dans
vous-même le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver
qu'à connaître que ce n'est point en vous que vous trouverez ni la vérité
ni le bien. Les Philosophes vous l'ont promis ; ils n'ont pu le faire. Ils
ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est votre véritable
état. Comment auraient-ils donné des remèdes à vos maux, puis qu'ils ne
les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l'orgueil qui
vous soustrait à Dieu, et la concupiscence qui vous attache à la terre ;
et ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces maladies.
S'ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n'a été que pour exercer votre
orgueil. Ils vous ont fait penser que vous lui êtes semblables par votre
nature. Et ceux qui ont vu la [33] vanité de cette prétention vous ont jeté
dans l'autre précipice en vous faisant entendre que votre nature était pareille
à celle des bêtes, et vous ont porté à chercher votre bien dans les concupiscences
qui sont le partage des animaux. Ce n'est pas là le moyen de vous instruire
de vos injustices. N'attendez donc ni vérité ni consolation des hommes.
Je suis celle qui vous ai formé, et qui puis seule vous apprendre qui vous
êtes. Mais vous n'êtes plus maintenant en l'état où je vous ai formé. J'ai
créé l'homme saint, innocent, parfait. Je l'ai rempli de lumière et d'intelligence.
Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L'oeil de l'homme voyait
alors la Majesté de Dieu. Il n'était pas dans les ténèbres qui l'aveuglent,
ni dans la mortalité, et dans les misères qui l'affligent. Mais il n'a pu
soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre
centre de lui-même, et indépendant de mon secours. Il s'est soustrait à
ma domination : et s'égalant à moi par le désir de [34] trouver la félicité
en lui-même, je l'ai abandonné à lui ; et révoltant toutes les créatures
qui lui étaient soumises, je les lui ai rendu ennemies ; en sorte qu'aujourd'hui
l'homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi
qu'à peine lui reste-t-il quelque lumière confuse de son auteur, tant toutes
ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de
la raison et souvent maîtres de la raison l'ont emporté à la recherche des
plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent ou le tentent, et dominent
sur lui ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leurs
douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible et plus impérieuse.
[§] Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui.
Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature
; et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence
qui est devenue leur seconde nature.
[§] De ces principes que je vous [35] ouvre
vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné
tous les hommes, et qui les ont partagés.
[§] Observez maintenant tous les mouvements
de grandeur et de gloire que ce sentiment de tant de misères ne peut étouffer,
et voyez s'il ne faut pas que la cause en soit une autre nature.
[§] Connaissez donc, superbe, quel paradoxe
vous êtes à vous-même. Humiliez vous, raison impuissance, taisez vous, nature
imbécile ; apprenez que l'homme passe infiniment l'homme ; et entendez de
votre Maître votre condition véritable que vous ignorez.
[§] Car enfin si l'homme n'avait jamais été
corrompu il jouirait de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si
l'homme n'avait jamais été que corrompu il n'aurait aucune idée ni de la
vérité ni de la béatitude. Mais malheureux que nous sommes, et plus que
s'il n'y avait aucune grandeur dans notre condition, nous avons une idée
du bonheur, et ne [36] pouvons y arriver ; nous sentons une image de la
vérité, et ne possédons que le mensonge ; incapables d'ignorer absolument,
et de savoir certainement ; tant il est manifeste que nous avons été dans
un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombés.
[§] Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité
et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois en l'homme un véritable
bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute
vide, qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en
cherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes,
et que les unes et les autres sont incapables de lui donner, parce que ce
gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable ?
[§] Chose étonnante cependant, que le mystère
le plus éloigné de nôtre connaissance qui est celui de la transmission du
péché originel soit une chose dans laquelle nous ne pouvons avoir aucune
connaissance de [37] nous-mêmes. Car il est sans doute qu'il n'y a rien
qui choque plus nôtre raison que de dire que le péché du premier homme ait
rendu coupables ceux qui étant si éloignés de cette source semblent incapables
d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible,
il nous semble même très injuste. Car qu'y a-t-il de plus contraire aux
règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant
incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir eu si peu de part
qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être ? Certainement rien
ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère
le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes.
Le noeud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme.
De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère
n'est inconcevable à l'homme;
[§] Le péché originel est une folie devant
les hommes ; mais on le [38] donne pour tel. On ne doit donc pas reprocher
le défaut de raison en cette doctrine, puis qu'on ne prétend pas que la
raison y puisse atteindre. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse
des homme, Quod stultum est Dei sapientius est hominibus (I. Cor. I. I.
[sic pour 1, 25]). Car sans cela que dira-t-on qu'est l'homme ? Tout son
état dépend de ce point imperceptible. et comment s'en fût il aperçu par
sa raison, puisque c'est une chose au dessus de sa raison ; et que sa raison
bien loin de l'inventer par ses voies, s'en éloigne quand on le lui présente
?
[§] Ces deux états d'innocence, et de corruption
étant ouverts il est impossible que nous ne les reconnaissions pas.
[§] Suivons nos mouvements, observons nous
nous-mêmes, et voyons si nous n'y trouverons pas les caractères vivants
de ces deux natures.
[§] Tant de contradictions se trouveraient
elles dans un sujet simple ?
[§] Cette duplicité de l'homme est si visible
qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes, un [39] sujet simple
leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d'une présomption
démesurée à un horrible abattement de coeur.
[§] Ainsi toutes ces contrariétés qui semblaient
devoir le plus éloigner les hommes de la connaissance d'une Religion, sont
ce qui les doit plutôt conduire à la véritable.
Pour moi j'avoue qu'aussitôt que la Religion
Chrétienne découvre ce principe que la nature des hommes est corrompue et
déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette
vérité. Car la nature est telle qu'elle marque partout un Dieu perdu, et
dans l'homme, et hors de l'homme.
[§] Sans ces divines connaissances qu'ont pu
faire les hommes, sinon ou s'élever dans le sentiment intérieur qui leur
reste de leur grandeur passée, ou s'abattre dans la vue de leur faiblesse
présente ? Car ne voyant pas la vérité entière ils n'ont pu arriver à une
parfaite vertu ; les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres
comme irréparable. [40] Ils n'ont pu fuir ou l'orgueil, ou la paresse qui
sont les deux sources de tous les vices ; puisqu'ils ne pouvaient sinon
ou s'y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l'orgueil. Car s'ils connaissaient
l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la corruption ; de sorte qu'ils
évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans l'orgueil. Et s'ils
reconnaissaient l'infirmité de la nature, ils en ignoraient la dignité ;
de sorte qu'ils pourvoient bien en éviter la vanité, mais c'était en se
précipitant dans le désespoir.
De là viennent les diverses sectes des Stoïciens
et des Épicuriens, des Dogmatistes et des Académiciens, etc. La seule Religion
Chrétienne a pu guérir ces deux vices ; non pas en chassant l'un par l'autre
par la sagesse de la terre ; mais en chassant l'un et l'autre par la simplicité
de l'Évangile. Car elle apprend aux justes qu'elle élève jusqu'à la participation
de la Divinité même, qu'en ce sublime état ils portent encore la source
de toute la corruption qui les rend durant toute leur [41] vie sujets à
l'erreur, à la misère, à la mort, au péché ; et elle crie aux plus impies
qu'ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur. Ainsi donnant à trembler
à ceux qu'elle justifie, et consolant ceux qu'elle condamne, elle tempère
avec tant de justesse la crainte avec l'espérance par cette double capacité
qui est commune à tous et de la grâce et du péché, qu'elle abaisse infiniment
plus que la seule raison ne peut faire, mais sans désespérer ; et qu'elle
élève infiniment plus que l'orgueil de la nature, mais sans enfler ; faisant
bien voir par là qu'étant seule exempte d'erreur et de vice, il n'appartient
qu'à elle et d'instruire et de corriger les hommes.
[§] Le Christianisme est étrange. Il ordonne
à l'homme de reconnaître qu'il est vil et même abominable ; et il lui ordonne
en même temps de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids
cette élévation le rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait
horriblement abject. [42]
[§] L'Incarnation montre à l'homme la grandeur
de sa misère par la grandeur du remède qu'il a fallu.
[§] On ne trouve pas dans la Religion Chrétienne
un abaissement qui nous rendre incapable du bien, ni une sainteté exempte
du mal.
[§] Il n'y a point de doctrine plus propre
à l'homme que celle-là, qui l'instruit de sa double capacité de recevoir
et de perdre la grâce, à cause du double péril où il est toujours exposé
de désespoir ou d'orgueil.
[§] Les Philosophes ne prescrivaient point
des sentiments proportionnés aux deux états. Ils inspiraient des mouvements
de grandeur pure, et ce n'est pas l'état de l'homme. Ils inspiraient des
mouvements de bassesse pure, et c'est aussi peu l'état de l'homme. Il faut
des mouvements de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais de pénitence
; non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements
de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne de la grâce et non [43] du mérite,
et parés avoir passé par la bassesse.
[§] Nul n'est heureux comme un vrai Chrétien,
ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. Avec combien peu d'orgueil un Chrétien
se croit-il uni à Dieu ? Avec combien peu d'abjection s'égale-t-il aux vers
de la terre ?
[§] Qui peut donc refuser à ses célestes lumières
de les croire, et de les adorer ? Car n'est-t-il pas plus clair que le jour
que nous sentons en nous- mêmes des caractères ineffaçables d'excellence
? Et n'est-t-il pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les
effets de notre déplorable condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette
confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une voix
si puissante, qu'il est impossible d'y résister ?
[44]
IV. Il n'est pas incroyable que Dieu s'unisse
à nous
Ce qui détourne les hommes de croire qu'ils
soient capables d'être unis à Dieu n'est autre chose que la vue de leur
bassesse. Mais s'ils l'ont bien sincère, qu'ils la suivent aussi loin que
moi, et qu'ils reconnaissent que cette bassesse est telle en effet, que
nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne
peut pas nous rendre capable de lui. Car je voudrais bien savoir d'où cette
créature qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde
de Dieu, et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. L'homme
sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sait pas ce qu'il est lui-même
: et tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne
le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui [45]
demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime et le connaisse
; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable
à lui, puisqu'il est naturellement capable d'amour et de connaissance. Car
il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est, et qu'il aime quelque
chose. Dons s'il voit quelque chose dans les ténèbres où il est, et s'il
trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si
Dieu lui donne quelques rayons de son essence, ne sera-t-il pas capable
de le connaître, et de l'aimer en la manière qu'il lui plaira de se communiquer
à lui ? Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes
de raisonnements, quoiqu'ils paraissent fondés sur une humilité apparente
qui n'est ni sincère ni raisonnable, si elle ne nous fait confesser, que
ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que
de Dieu.
[46]
V. Soumission, et usage de la raison.
La dernière démarche de la raison, c'est de
connaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle est bien
faible si elle ne va jusques là.
[§] Il faut savoir douter où il faut, assurer
où il faut, se soumettre où il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force
de la raison. Il y en a qui pèchent contre ces trois principes, ou en assurant
tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration ; ou en
doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre ; ou en soumettant
en tout, manque de savoir où il faut juger.
[§] Si on soumet tout à la raison, notre Religion
n'aura rien de mystérieux et se surnaturel. Si on choque les principes de
la raison, notre Religion sera absurde et ridicule.
[§] La raison, dit Saint Augustin ne se soumettrait
jamais, si elle ne [47] jugeait qu'il y a des occasions où elle se doit
soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle
se doit soumettre, et qu'elle ne se soumette pas quand elle juge avec fondement
qu'elle ne le doit pas faire : mais il faut prendre garde à ne sa pas tromper.
[§] La piété est différente de la superstition.
Pousser la piété jusqu'à la superstition c'est la détruire. Les hérétiques
nous reprochent cette soumission superstitieuse. C'est faire ce qu'ils nous
reprochent que d'exiger cette soumission dans les choses qui ne sont pas
matière de soumission.
Il n'y a rien de si conforme à la raison que
le désaveu de la raison dans les choses qui sont de foi : et rien de se
contraire à la raison que le désaveu de la raison dans les choses qui ne
sont pas de foi. Ce sont deux excès également dangereux, d'exclure la raison,
de n'admettre que la raison.
[§] La foi dit bien ce que les sens ne disent
pas, mais jamais le contraire. Elle est au dessus, et non pas contre.
[48]
VI. Foi sans raisonnement.
Si j'avais vu un miracle, disent quelques gens,
je me convertirais. Ils ne parleraient pas ainsi s'ils savaient ce que c'est
que conversion. Ils s'imaginent qu'il ne faut pour cela que reconnaître
qu'il y a un Dieu, et que l'adoration consiste à lui tenir de certains discours
tels à peu prés que les païens en faisaient à leurs idoles. La conversion
véritable consiste a s'anéantir devant cet Être souverain qu'on a irrité
tant de fois, et qui peut nous perdre légitimement à toute heure ; à reconnaître
qu'on ne peut rien sans lui, et qu'on n'a rien mérité de lui que sa disgrâce.
Elle consiste à reconnaître qu'il y a une opposition invincible entre Dieu
et nous, et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce.
[§] Ne vous étonnez pas de voie des personnes
simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l'amour [49] de sa justice
et la haine d'eux- mêmes. Il incline leur coeur à croire. On ne croire jamais
d'une créance utile et de foi, si Dieu n'incline le coeur, et on croira
dés qu'il l'inclinera. Et c'est ce que David connaissait bien lorsqu'il
disait : Inclina cor meum, Deus, in testimonia tua.
[§] Ceux qui croient sans avoir examiné les
preuves de la Religion, c'est parce qu'ils ont une disposition intérieure
toute sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre Religion y est conforme.
Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que lui. Ils ne
veulent haïr qu'eux-mêmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force ; qu'ils
sont incapables d'aller à Dieu ; et que si Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent
avoir aucune communication avec lui. Et ils entendent dire dans notre Religion
qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne haït que soi-même ; mais qu'étant tous
corrompus et incapables de Dieu, Dieu s'est faut homme pour s'unir à nous.
Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui [50] ont cette
disposition dans le coeur, et cette connaissance de leur devoir et de leur
incapacité.
[§] Ceux que nous voyons Chrétiens sans la
connaissance des prophéties et des preuves, ne laissent pas d'en juger aussi
bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le coeur, comme
les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à
croire, et ainsi ils sont très efficacement persuadés.
J'avoue bien qu'un de ces Chrétiens qui croient
sans preuves n'aura peut- être pas de quoi convaincre un infidèle qui en
dira autant de soi. Mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront
sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu, quoi qu'il
ne pût le prouver lui-même.
[51]
VII. Qu'il est plus avantageux de croire
que de ne pas croire ce qu'enseigne la Religion Chrétienne.
AVIS.
Presque tout ce qui est contenu dans ce chapitre
ne regarde que certaines sortes de personnes qui n'étant pas convaincues
des preuves de la Religion, et encore moins des raisons des Athées, demeurent
en un état de suspension entre la foi et l'infidélité. L'auteur prétend
seulement leur montrer par leurs propres principes, et par les simples lumières
de la raison, qu'ils doivent juger qu'il leur est avantageux de croire,
et que ce serait le parti qu'ils devraient prendre, si ce choix dépendait
de leur volonté. D'où il s'ensuit qu'au moins en attendant qu'ils aient
trouvé la lumière nécessaire pour se convaincre de la vérité, ils doivent
faire tout ce qui les y peut disposer, et se dégager de tous les empêchements
qui les [52] détournent de cette foi, qui sont principalement les passions
et les vains amusements.
L'Unité jointe à l'infini ne l'augmente de
rien, non plus qu'un pied à une mesure infinie. Le fini s'anéantit en présence
de l'infini, et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi
notre justice devant la justice divine.
Il n'y a pas si grande disproportion entre
l'unité et l'infini, qu'entre notre justice et celle de Dieu.
[§] Nous connaissons qu'il y a un infini, et
ignorons sa nature. Comme, par exemple, nous savons qu'il est faux que les
nombres soient finis. Donc il est vrai qu'il y a un infini en nombre. Mais
nous ne savons ce qu'il est. Il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il
soit impair ; car en ajoutant l'unité il ne change point de nature. Ainsi
on peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est : et vous
ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu de ce que nous ne connaissons
pas parfaitement sa nature.
[53] Je ne me servirai pas, pour vous convaincre
de son existence, de la foi par laquelle nous la connaissons certainement,
ni de toutes les autres preuves que nous en avons, puisque vous ne les voulez
pas recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes mêmes ; et
je ne prétends vous faire voir par la manière dont vous raisonnez tous les
jours sur les choses de la moindre conséquence, de quelle sorte vous devez
raisonner en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans la décision
de cette importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc que
nous sommes incapables de connaître s'il y a un Dieu. Cependant il est certain
que Dieu est, ou qu'il n'est pas ; il n'y a point de milieu. Mais de quel
côté pencherons- nous ? La raison, dites vous, n'y peut rien déterminer.
Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à cette distance
infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagnerez vous ? Par raison vous
ne pouvez assurer ni l'un ni l'autre ; par raison vous ne pouvez nier aucun
des deux.
[54] Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui
ont fait un choix ; car vous ne savez pas s'ils ont tort, et s'ils ont mal
choisi. Non, direz vous ; mais je les blâmerai d'avoir fait non ce choix,
mais un choix : et celui qui prend croix, et celui qui prend pile ont tous
deux tort : le juste est de ne point parier.
Oui ; mais il faut parier ; cela n'est pas
volontaire ; vous êtes embarqué ; et ne parier point que Dieu est, c'est
parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez vous donc ? Pesons le gain et la
perte en prenant le parti de croire que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez
tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu'il est sans hésiter.
Oui il faut gager. Mais je gage peut-être trop. Voyons : puis qu'il y a
pareil hasard de gain et de perte, quand vous n'auriez que deux vies à gagner
pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y en avait dix à gagner, vous
seriez bien imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner dix à
un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y [55] a ici
une infinité de vies infiniment heureuses à gagner avec pareil hasard de
perte et de gain ; et ce que vous jouer est si peu de chose, et de si peu
de durée, qu'il y a de la folie à le ménager en cette occasion.
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain
si on gagnera, et qu'il est certain qu'on hasarde ; et que l'infinie distance
qui est entre la certitude de ce qu'on expose et l'incertitude de ce que
l'on gagnera égale le bien fini qu'on expose certainement à l'infini qui
est incertain. Cela n'est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude
pour gagner avec incertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini
pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n'y
a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu'on expose, et
l'incertitude du gain ; cela est faux. Il y a à la vérité infinité entre
la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l'incertitude de
gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde selon la proportion
des hasards de gain et de perte : et [56] de là vient que s'il y a autant
de hasards d'un côté que de l'autre, le parti est à jouer égal contre égal
; et alors la certitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude de
ce qu'on expose est égale à l'incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle
en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force
infinie, quand il n'y a que le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils
hasards de gain que de perte, et l'infini à gagner. Cela est démonstratif,
et si les hommes sont capables de quelques vérités ils le doivent être de
celle là.
Je le confesse, je l'avoue. mais encore n'y
aurait-il point de moyen de vois un peu plus clair ? Oui, par le moyen de
l'Écriture, et par toutes les autres preuves de la Religion qui sont infinies.
Ceux qui espèrent leur salut, direz vous, sont
heureux en cela. Mais ils ont pour contrepoids la crainte de l'enfer.
Mais qui a plus sujet de craindre l'enfer,
ou celui qui est dans l'ignorance s'il y a un enfer, et dans la certitude
la damnation s'il y en a ; ou [57] celui qui est dans une certaine persuasion
qu'il y a un enfer, et dans l'espérance d'être sauvé s'il est ?
Quiconque n'ayant plus que huit jours à vivre
ne jugerait pas que le parti de croire que tout cela n'est pas un coup de
hasard, aurait entièrement perdu l'esprit. Or si les passions ne nous tenaient
point, huit jours et cent ans sont une même chose.
Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti
? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère,
véritable. A la vérité vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans
la gloire, dans les délices. Mais n'en aurez vous point d'autre ? Je vous
dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu'à chaque pas que vous ferez
dans ce chemin, vous verrez tant de certitude du gain, et tant de néant
dans ce que vous hasarderez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez
parié pour une chose certaine et infinie, et que vous n'avez rien donné
pour l'obtenir.
Vous dites que vous êtes fait de telle sorte
que vous ne sauriez [58] croire. Apprenez au moins votre impuissance à croire,
puisque la raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez. Travaillez
donc à vous convaincre, non pas par l'augmentation des preuves de Dieu,
mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi, et vous
n'en savez pas le chemin : vous voulez guérir de l'infidélité, et vous en
demandez les remèdes : apprenez de ceux qui ont été tels que vous, et qui
n'ont présentement aucun doute. Ils savent ce chemin que vous voudriez suivre,
et ils sont guéris d'un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par
où ils ont commencé ; imitez leurs actions extérieures, si vous ne pouvez
encore entrer dans leurs dispositions intérieures ; quittez ces vains amusements
qui vous occupent tout entier.
J'aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites
vous, si j'avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi
si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c'est à vous à commencer. Si je pouvais
je vous donnerais [59] la foi : je ne le puis, ni par conséquent éprouver
la vérité de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs,
et éprouver si ce que je dis est vrai.
[§] Il ne faut pas se méconnaître ; nous sommes corps autant qu'esprit : et delà vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes. Elle incline les sens qui entraînent l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré qu'il sera demain jour, et que nous mourrons ; et qu'y a-t-il de plus universellement crû ? C'est donc la coutume qui nous ne persuade ; c'est elle qui fait tant de Turcs, et de Païens ; c'est elle qui fait les métiers, les soldats, etc. Il est vrai qu'il ne faut pas commencer par elle pour trouver la vérité ; mais il faut avoir recours à elle, quand une fois l'esprit a vu où est la vérité ; afin de nous abreuver et de nous teindre de cette créance qui nous échappe à [60] toute heure ; car d'en avoir toujours les preuves présentes c'est trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l'habitude, qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette créance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Ce n'est pas assez de ne croire que par la force de la conviction, si les sens, nous portent à croire le contraire. Il faut donc faire marcher nos deux pièces ensembles ; l'esprit, par les raisons qu'il suffit d'avoir vues unes fois en la vie ; et les sens, par la coutume, et en ne leur permettant pas de s'incliner au contraire.