Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets
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XXVII. Pensées sur les miracles.

Il faut juger de la doctrine par les miracles : il faut juger des miracles par la doctrine. La doctrine discerne les miracles : et les miracles discernent la doctrine. Tout cela est vrai ; mais cela ne se contredit pas.

[§] Il y a des miracles qui sont des preuves certaines de la vérité ; et il y en a qui ne sont pas des preuves certaines de la vérité ; et il y en a qui ne sont pas des preuves certaines de vérité. Il faut une marque pour les connaître ; autrement ils seraient inutiles. Or ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondements.

Il faut donc que la règle qu'on nous donne soit telle, qu'elle ne détruise pas la preuve que les vrais miracles donnent de la vérité, qui est la fin principale des miracles.

[§] S'il n'y avait point de miracles joints à la fausseté, il y aurait certitude. [211] S'il n'y avait point de règle pour les discerner, les miracles seraient inutiles, et il n'y aurait pas de raison de croire.

Moïse en a donné une, qui est lorsque le miracle mène à l'idolâtrie (Deut. 13. 1. 2. 3. etc.) ; et que JÉSUS-CHRIST une : Celui, dit-il, qui fait des miracles en mon nom, ne peut à l'heure même mal parler de moi (Matt. 7. 38.). D'où il s'ensuit que quiconque se déclare ouvertement contre JÉSUS-CHRIST ne peut faire de miracles en son nom. Ainsi s'il en fait, ce n'est point au nom de JÉSUS-CHRIST, et il ne doit point être écouté. Voilà les occasions d'exclusion à la foi des miracles marquées. Il ne faut pas y donner d'autres exclusions. Dans l'ancien Testament, quand on vous détournera de Dieu. Dans le nouveau, quand on vous détournera de JÉSUS-CHRIST.

D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut ou se soumettre, ou avoir d'étranges marques du contraire. Il faut voir si celui qui le fait nie un Dieu, ou JÉSUS-CHRIST.

[§] Toute Religion est fausse, qui [212] dans sa foi n'adore pas un Dieu comme principe de toutes choses, et qui dans sa morale n'aime pas un seul Dieu comme objet de toutes choses.

Toute Religion qui ne reconnaît pas maintenant JÉSUS-CHRIST est notoirement fausse, et les miracles ne lui peuvent de rien servir.

[§] Les Juifs avaient une doctrine de Dieu, comme nous en avons une de JÉSUS-CHRIST, et confirmée par miracle, et défense de croire à tous faiseurs de miracles qui leur enseigneraient une doctrine contraire, et de plus ordre de recourir aux grands Prêtres, et de s'en tenir à eux. Et ainsi toutes les raisons que nous avons pour refuser de croire les faiseurs de miracles, il semble qu'ils les avaient à l'égard de JÉSUS-CHRIST et des Apôtres.

Cependant il est certain, qu'ils étaient très coupables de refuser de les croire à cause de leurs miracles puisque Jésus-Christ dit, qu'ils n'eussent pas esté coupables, s'ils n'eussent point vu ses miracles ; [213] Si opera non fecissem in eis qua nemo alius fecit, peccatum non haberent. Si je n'avais fait parmi eux des oeuvres que jamais aucun autre n'a faites, ils n'auraient point de péché (Iean. 25. 24.).

Il s'ensuit donc, qu'il jugeait que ses miracles étaient des preuves certaines de ce qu'il enseignait, et que les Juifs avaient obligation de le croire. Et en effet c'est particulièrement les miracles qui rendaient les Juifs coupables dans leur incrédulité. Car les preuves qu'on eût pu tirer de l'Écriture pendant la vie de JÉSUS-CHRIST n'auraient pas esté démonstratives. On y voit par exemple que Moïse a dit, qu'un Prophète viendrait ; mais cela n'aurait pas prouvé que JÉSUS-CHRIST fût ce Prophète, et c'était toute la question. Ces passages faisaient voir qu'il pouvait être le Messie, et cela avec ses miracles devait déterminer à croire qu'il l'était effectivement.

[§] Les prophéties seules ne pouvaient pas prouver JÉSUS-CHRIST pendant sa vie. Et ainsi on n'eût pas esté coupable de ne pas croire [214] en lui avant sa mort, si les miracles n'eussent pas esté décisifs. Donc les miracles suffisent quand on ne voit pas que la doctrine soit contraire, et on y doit croire.

[§] JÉSUS-CHRIST a prouvé qu'il était le Messie, en vérifiant plutôt sa doctrine et sa mission par ses miracles que par l'Écriture et par les prophéties.

C'est par les miracles que Nicodème reconnaît que sa doctrine est de Dieu : Scimus quia à Deo venisti, Magister ; nemo enim potest hæc signa facere quæ tu facis, nisi fuerit Deus cum eo (Iean. 32.). Il ne juge pas des miracles par la doctrine, mais de la doctrine par les miracles.

Aussi quand même la doctrine serait suspecte comme celle de JÉSUS- CHRIST pouvait l'être à Nicodème, à cause qu'elle semblait détruire les traditions des Pharisiens, s'il y a des miracles clairs et évidents du même côté, il faut que l'évidence du miracle l'emporte sur ce qu'il y pourrait avoir de difficulté de la part de la doctrine ; [215] ce qui est fondé sur ce principe immobile, que Dieu ne peut induire en erreur.

Il y a un devoir réciproque entre Dieu et les hommes. Accusez moi, dit Dieu dans Isaïe (Isa. 18.). Et en un autre endroit : Qu'ai-je dû faire à ma vigne, que je ne lui aie fait ? (ibid. 5. 42.)

Les hommes doivent à Dieu de recevoir la Religion qu'il leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne les pas induire en erreur.

Or ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonçaient une fausse doctrine qui ne parût pas visiblement fausse aux lumières du sens commun, et si un plus grand faiseur de miracles n'avait déjà averti de ne les pas croire.

Ainsi s'il y avait division dans l'Église, et que les Ariens, par exemple, qui se disaient fondez sur l'Écriture comme les Catholiques, eussent fait des miracles, et non les Catholiques, on eût esté induit en erreur. Car comme un homme qui nous annonces les secrets de Dieu n'est pas digne d'être crû sur son [216] autorité privée ; aussi un homme qui pour marque de la communication qu'il a avec Dieu ressuscite les morts, prédit l'avenir, transporte les Montaignes, guérit les maladies, mérite d'être crû, et on est impie si on ne s'y rend ; à moins qu'il ne soit démenti par quelque autre qui fasse encore de plus grands miracles.

Mais n'est-il pas dit que Dieu nous tente ? Et ainsi ne nous peut-il pas tenter par des miracles qui semblent porter à la fausseté ?

Il y a bien de la différence entre tenter et induire en erreur. Dieu tente ; mais il n'induit pas en erreur. Tenter c'est procurer les occasions qui n'imposent point de nécessité. Induire en erreur c'est mettre l'homme dans la nécessité de conclure, et suivre une fausseté. C'est ce que Dieu ne peut faire, et ce qu'il ferait néanmoins, s'il permettait que dans une question obscure il se fît des miracles du côté de la fausseté.

On doit conclure delà, qu'il est impossible qu'un homme cachant sa [217] mauvaise doctrine, et n'en faisant paraître qu'une bonne, et se disant conforme à Dieu et à l'Église, fasse des miracles, pour couler insensiblement une doctrine fausse et subtile : cela ne se peut. Et encore moins que Dieu, qui connaît les coeurs, fasse miracles en faveur d'une personne de cette sorte.

[§] Il y a bien de la différence entre n'être pas pour JÉSUS-CHRIST et le dire ; ou n'être pas pour JÉSUS-CHRIST et feindre d'en être. Les premiers pourraient peut-être faire des miracles, non les autres ; car il est clair des uns, qu'ils font contre la vérité, non des autres ; et ainsi les miracles sont plus clairs.

Les miracles discernent donc aux choses douteuses, entre les peuples Juif, et Païens ; Juif, et Chrétien : Catholique, hérétique ; calomniez, calomniateurs ; entre les trois croix.

C'est ce que l'on a vu dans tous les combats de la vérité contre l'erreur, d'Abel contre Caïn, de Moïse contre les magiciens de Pharaon, d'Élie contre les faux Prophètes, de [218] JÉSUS-CHRIST contre les Pharisiens, de Saint Paul contre Barjesus, des Apôtres contre les Exorcistes, des Chrétiens contre les infidèles, des Catholiques contre les hérétiques. Et c'est ce qui se verra aussi dans le combat d'Élie et d'Énoch contre l'Antechrist. Toujours le vrai prévaut en miracles.

Enfin jamais en la contention du vrai Dieu, ou de la vérité de la Religion, il n'est arrivé de miracle du côté de l'erreur, qu'il n'en soit aussi arrivé de plus grand du côté de la vérité.

Par cette règle, il est clair que les Juifs étaient obligez de croire JÉSUS- CHRIST. JÉSUS-CHRIST leur étaient suspects. Mais ses miracles étaient infiniment plus clairs que les soupçons que l'on avait contre lui. Il le fallait donc croire.

[§] Du temps de JÉSUS-CHRIST les uns croyaient en lui ; les autres n'y croyaient pas, à cause des prophéties qui disaient, que le Messie devait naître en Béthléem, au lieu qu'on croyait que JÉSUS-CHRIST, était né dans [219] Nazareth. Mais ils devaient mieux prendre garde, s'il n'était pas né en Béthléem. Car ses miracles estant convainquants, ces prétendues contradictions de sa doctrine à l'Écriture, et cette obscurité ne les excusait pas, mais les aveuglait.

[§] JÉSUS-CHRIST guérit l'aveugle né, et fit quantité de miracles au jour du sabbat. Par où il aveuglait les Pharisiens, qui disaient, qu'il fallait juger des miracles par la doctrine.

Mais par la même règle qu'on devait croire JÉSUS-CHRIST, on ne devra point croire l'Antechrist.

JÉSUS-CHRIST ne parlait ni contre Dieu, ni contre Moise. L'Antechrist et les faux Prophètes prédits par l'un et l'autre Testament parleront ouvertement contre Dieu et contre JÉSUS-CHRIST. Qui serait ennemi couvert, Dieu ne permettrait pas qu'il fît des miracles ouvertement.

[§] Moïse a prédit JÉSUS-CHRIST, et ordonné de le suivre. JÉSUS-CHRIST a prédit [220] l'Antechrist, et défendu de le suivre.

[§] Les miracles de JÉSUS-CHRIST ne sont pas prédits par l'Antechrist. Mais les miracles de l'Antechrist sont prédits par JÉSUS-CHRIST. Et ainsi, si JÉSUS- CHRIST n'était pas le Messie il aurait bien induit en erreur, mais on n'y saurait être induit avec raison par les miracles de l'Antechrist. Et c'est pourquoi les miracles de l'Antechrist ne nuisent point à ceux de Jésus- Christ. Aussi quand JÉSUS-CHRIST a prédit les miracles de l'Antechrist, a-t-il crû détruire la foi de ses propres miracles.

[§] Il n'y a nulle raison de croire à l'Antechrist, qui ne soit à croire en JÉSUS-CHRIST. Mais il y en a à croire en Jésus-Christ qui ne sont pas à croire à l'Antechrist.

[§] Les miracles ont servi à la fondation, et serviront à la continuation de l'Église jusqu'à l'Antechrist, jusqu'à la fin.

C'est pourquoi Dieu afin de conserver cette preuve à son Église, ou il a confondu les faux miracles, ou il les a prédits. Et par l'un et l'autre il [221] s'est élevé au dessus de ce qui est surnaturel à notre égard, et nous y a élevez nous mêmes.

Il en arrivera de même à l'avenir : ou Dieu ne permettra pas de faux miracles, ou il en procurera de plus grands.

Car les miracles ont une telle force, qu'il a fallu que Dieu ait averti, qu'on n'y pensât point, quand ils seraient contre lui, tout clair qu'il soit qu'il y a un Dieu, sans quoi ils eussent esté capables de troubler.

Et ainsi tant s'en faut que ces passages du 13. chap. du Deutéronome, qui portent, qu'il ne faut point croire ni écouter ceux qui feront des miracles, et qui détournent du service de Dieu ; et celui de S. Marc ; Il s'élèvera de faux Christs, et des faux Prophètes qui feront des prodiges et des choses étonnantes, jusqu'à séduire, s'il était possibles, les élus mêmes (Marc. 13. 22.) ; et quelques autres semblables fassent contre l'autorité des miracles, que rien n'en marque davantage la force.

[§] Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles, c'est le défaut de [222] charité : Vous ne croyez pas, dit JÉSUS-CHRIST parlant aux Juifs, parce que vous n'estes pas de mes brebis (Ioan. 10. 26.). Ce qui fait croire les faux c'est le défaut de charité : Eo quod caritatem veritatis non receperunt ut salvi fierent, ideo mittet illis Deus operationem erroris, ut credant mendacio (2. Thess. 2. 10.).

[§] Lors que j'ai considéré d'où vient qu'on ajoute tant de foi à tant d'imposteurs qui disent qu'ils ont des remèdes, jusqu'à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m'a paru que la véritable cause de cela est qu'il y a de vrais remèdes ; car il ne serait pas possible qu'il y en eût tant de faux, et qu'on y donnât tant de créance, s'il n'y en avait de véritables. Si jamais il n'y en avait eu, et que tous les maux eussent esté incurables, il est impossible que les hommes se fussent imaginez qu'il en pourraient donner ; et encore plus que tant d'autres eussent donné créance à ceux qui se fussent vantez d'en avoir. De même que si un homme se vantait d'empêcher de mourir, personne ne le croirait, parce qu'il n'y a aucun exemple [223] de cela. Mais comme il y a eu quantité de remèdes qui se sont trouvez véritables par la connaissance même des plus grands hommes, la créance des hommes s'est pliée par là ; parce que la chose ne pouvant être niée en général, puis qu'il y a des effets particuliers qui sont véritablement, le peuple qui ne peut pas discerner lesquels d'entre ces effets particuliers sont les véritables, les croit tous. De même ce qui fait qu'on croit tant de faux effets de la lune, c'est qu'il y en a de vrais, comme le flux de la mer.

Ainsi il me paraît aussi évidemment qu'il n'y a tant de faux miracles, de fausses révélations, de sortilèges, etc. que parce qu'il y en a de vrais ; ni de fausses Religions, que parce qu'il y en a une véritable. Car s'il n'y avait jamais eu rien de tout cela, il est comme impossible, que les hommes se le fussent imaginé, et encore plus que tant d'autres l'eussent crû. Mais comme il y a eu de très grandes choses véritables, et qu'ainsi elles ont esté crues par de grands hommes, cette impression a esté cause que presque [224] tout le monde s'est rendu capable de croire aussi les fausses. Et ainsi au lieu de conclure, qu'il n'y a point de vrais miracles, puisqu'il y en a de faux, il faux dire au contraire, qu'il y a des vrais miracles, puisqu'il y en a tant de faux, et qu'il n'y en a de faux que par cette raison qu'il y en a de vrais ; et qu'il n'y a de même de fausses Religions, que parce qu'il y en a une véritable. Cela vient de ce que l'esprit de l'homme se trouvant plié de ce côté là par la vérité, devient susceptible par là de toutes les faussetés.

[§] Il est dit : croyez à l'Église ; mais il n'est pas dit : croyez aux miracles ; à cause que le dernier est naturel, et non pas le premier. L'un avait besoin de précepte, non pas l'autre.

[§] Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paraître par ces coups extraordinaires, qu'on doit bien profiter de ces occasions ; puisqu'il ne sort du secret de la nature qui le couvre, que pour exciter notre foi à le servir avec d'autant plus d'ardeur [225] que nous le connaissons avec plus de certitude.

Si Dieu se découvrait continuellement, il n'y aurait point de mérite à le croire ; et s'il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu'il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s'est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude, loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché sous le voile de la nature, qui nous le couvre, jusques à l'incarnation ; et quand il a fallu qu'il ait paru, il s'est encore plus caché en se couvrant de l'humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s'est rendu visible. Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu'il fit à ses Apôtres, de demeurer avec les hommes jusqu'à son dernier avènement, il a choisi d'y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, savoir sous les [226] espèces de l'Eucharistie. C'est ce Sacrement que S. Jean appelle dans l'Apocalypse une manne cachée [N. D. C. Apoc. 2,17] ; et je crois qu'Isaïe le voyait en cet état, lorsqu'il dit en esprit de prophétie : véritablement tu es un Dieu caché [N. D. C.. Is. 45, 15]. C'est là le dernier secret où il peut être. Le voile de la nature qui couvre Dieu a esté pénétré par plusieurs infidèles, qui, comme dit S. Paul, ont reconnu un Dieu invisible, par la nature visible [N. D. C.. Rom. 1, 20]. Beaucoup de Chrétiens hérétiques l'ont connu à travers son humanité, et adorent JÉSUS-CHRIST Dieu et homme. Mais pour nous, nous devons nous estimer heureux de ce que Dieu nous éclaire jusques à la reconnaître sous les espèces du pain et du vin.

On peut ajouter à ces considérations le secret de l'Esprit de Dieu caché encore dans l'Écriture. Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique ; et les Juifs s'arrêtant à l'un, ne pensent pas seulement qu'il y en ait un autre, et ne songent pas à le chercher. De même que les impies voyant les effets naturels, les [227] attribuent à la nature, sans penser qu'il y en ait un autre auteur. Et comme les Juifs voyant un homme parfait en JÉSUS-CHRIST, n'ont pas pensé à y chercher un autre homme : Nous n'avons pas pensé que ce fût lui, dit encore Isaïe [N. D. C.. Is. 53, 3]. Et de même enfin que les hérétiques voyant les apparences parfaites de pain dans l'Eucharistie ne pensent pas à y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystère. Toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrétiens doivent le reconnaître en tout. Les afflictions temporelles couvrent les biens éternels où elles conduisent. Les joies temporelles couvrent les maux éternels qu'elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaître et servir en tout ; et rendons lui des grâces infinies, de ce que s'estant caché en toutes choses pour tant d'autres, il s'est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous.

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XXVIII. Pensées Chrétiennes.

LES impies qui s'abandonnent aveuglément à leurs passions sans connaître Dieu, et sans se mettre en peine de le chercher, vérifient par eux- mêmes ce fondement de la foi qu'ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans la corruption. Et les Juifs qui combattent si opiniâtrement la Religion Chrétienne, vérifient encore cet autre fondement de cette même foi qu'ils attaquent, qui est que JÉSUS-CHRIST est le véritable Messie, et qu'il est venu racheter les hommes, et les retirer de la corruption et de la misère où ils étaient ; tant par l'état où l'on les voit aujourd'hui et qui se trouve prédit dans les prophéties, que par ces mêmes prophéties qu'ils portent, et qu'ils conservent inviolablement comme les marques auxquelles on doit reconnaître le Messie. Ainsi les preuves de la corruption des [229] hommes, et de la rédemption de JÉSUS-CHRIST, qui sont les deux principales vérités du Christianisme, se tirent des impies qui vivent dans l'indifférence de la Religion, et des Juifs qui en sont les ennemis irréconciliables.

[§] La dignité de l'homme consistait dans son innocence à dominer sur les créatures, et à en user ; mais aujourd'hui elle consiste à s'en séparer, et à s'y assujettir.

[§] Il y a un grand nombre de vérités, et de foi, et de morale, qui semblent répugnantes et contraires, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable.

La source de toutes les hérésies est l'exclusion de quelques unes de ces vérités. Et la source de toutes les objections que nous font les hérétiques est l'ignorance de quelques unes de nos vérités.

Et d'ordinaire il arrive que ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées, et croyant que l'aveu de l'une enferme l'exclusion de l'autre, ils s'attachent [230] à l'une, et ils excluent l'autre.

Les Nestoriens voulaient qu'il y eût deux personnes en JÉSUS-CHRIST, parce qu'il y a deux natures : et les Eutychiens au contraire, qu'il n'y eût qu'une nature parce qu'il n'y a qu'une personne. Les Catholiques sont Orthodoxes, parce qu'ils joignent ensemble les deux vérités de deux natures et d'une seule personne.

Nous croyons que la substance du pain étant changée en celle du corps de notre Seigneur JÉSUS-CHRIST, il est présent réellement au S. Sacrement. Voilà une des vérités. Une autre est, que ce Sacrement est aussi une figure de la croix, et de la gloire, et une commémoration des deux. Voilà la foi Catholique qui comprend ces deux vérités qui semblent opposées.

L'hérésie d'aujourd'hui ne concevant pas que ce Sacrement contient tout ensemble et la présence de JÉSUS-CHRIST, et sa figure, et qu'il soit sacrifice, et commémoration de sacrifice, croit qu'on ne peut [231] admettre l'une de ces vérités, sans exclure l'autre.

Par cette raison ils s'attachent à ce point, que ce Sacrement est figuratif ; et en cela ils ne sont pas hérétiques. Ils pensent que nous excluons cette vérité ; et de là vient qu'ils nous font tant d'objections sur les passages des Pères qui le disent. Enfin ils nient la présence réelle ; et en cela ils sont hérétiques.

C'est pourquoi le plus court moyen pour empêcher les hérésies, est d'instruire de toutes les vérités : et le plus sûr moyen de les réfuter, est de les déclarer toutes.

[§] La grâce sera toujours dans le monde, et aussi dans la nature. Il y aura toujours des Pélagiens, et toujours des Catholiques ; parce que la première naissance fait les uns, et que la seconde naissance fait les autres.

[§] C'est l'Église qui mérite avec JÉSUS-CHRIST qui en est inséparable la conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la véritable Religion. Et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mère qui les a délivrées. [232]

[§] Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se sépare de l'un ou de l'autre n'est plus du corps, et n'appartient plus à JÉSUS-CHRIST. Toutes les vertus, le martyre, les austérités, et toutes les bonnes oeuvres sont inutiles hors de l'Église, et de la communion du chef de l'Église qui est le Pape.

[§] Ce sera une des confusions des damnés, de voir qu'il seront condamnés par leur propre raison, par laquelle ils ont prétendu condamner la Religion Chrétienne.

[§] Il faut juger de ce qui est bon ou mauvais, par la volonté de Dieu qui ne peut être ni injuste ni aveugle, et non pas par la notre propre, qui est toujours pleine de malice et d'erreur.

[§] JÉSUS CHRIST a donné dans l'Évangile cette marque pour reconnaître ceux qui ont la foi, qui est qu'ils parleront un langage nouveau. Et en effet le renouvellement des pensées et des désires cause celui des discours. Car ces nouveautés qui ne [233] peuvent déplaire à Dieu, comme le vieil homme ne lui peut plaire, sont différentes des nouveautés de la terre, en ce que les choses du monde quelques nouvelles qu'elles soient vieillissent en durant, au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d'autant plus qu'il dure davantage. Notre vieil homme périt, dit Saint Paul, et se renouvelle de jour en jour [N. D. C. Col. 3, 9 - 10], et il ne sera parfaitement nouveau que dans l'éternité, où l'on chantera sans cesse ce Cantique nouveau dont parle David dans ses Psaumes [N. D. C. Ps 149], c'est-à-dire ce chant qui part de l'esprit nouveau de la charité.

[§] Quand Saint Pierre et les Apôtres délibèrent d'abolir la circoncision, où il s'agissait d'agir contre la loi de Dieu, ils ne consultent point les Prophètes, mais simplement la réception du Saint Esprit en la personne des incirconcis. Ils jugent plus sûr que Dieu approuve ceux qu'il remplit de son Esprit, que non pas qu'il faille observer la loi. Ils savaient que la fin de la loi n'était que le S. Esprit ; et qu'ainsi puisqu'on [234] l'avait bien sans circoncision, elle n'était pas nécessaire.

[§] Deux lois suffisent pour régler toute la République Chrétienne, mieux que toutes les lois politiques, l'amour de Dieu, et celui du prochain.

[§] La Religion est proportionnée à toute sorte d'esprits. Le commun des hommes s'arrête à l'état et à l'établissement où elle est : et cette Religion est telle, que son seul établissement est suffisant pour en prouver la vérité. Les autres vont jusqu'aux Apôtres. Les plus instruits vont jusqu'aux commencement du monde. Les Anges la voient encore mieux, et de plus loin ; car ils la voient en Dieu même.

[§] Ceux à qui Dieu a donné la Religion par sentiments du coeur sont bien heureux, et bien persuadés. Mais pour ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la leur procurer que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur imprime lui même dans le coeur, sans quoi la foi est inutile pour le salut. [235]

[§] Dieu pour se réserver à lui seul le droit de nous instruire, et pour nous rendre la difficulté de notre être inintelligible, nous en a caché le noeud si haut, ou pour mieux dire si bas, que nous étions incapables d'y arriver. De sorte que ce n'est pas par les agitations de notre raison mais par la simple soumission de la raison que nous pouvons véritablement nous connaître.

[§] Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être étrangement forts en raison. Que disent-ils donc ? Ne voyons nous pas, disent-ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les Chrétiens ? Ils ont leurs cérémonies, leurs Prophètes, leurs Docteurs, leurs Saints, leurs Religieux comme nous etc. Cela est-il contraire à l'Écriture ? Ne dit-elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour demeurer en repos. Mais si vous désirez de tout votre coeur de la connaître, ce n'est pas assez : regardez au détail. C'en serait [236] peut-être assez pour une vaine question de Philosophie ; mais ici où il y va de toutŠ Et cependant après une réflexion légère de cette sorte, on s'amusera, etc.

[§] C'est une chose horrible de sentir continuellement s'écouler tout ce qu'on possède, et qu'on s'y puisse attacher, sans avoir envie de chercher s'il n'y a point quelque chose de permanent.

[§] Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions : si n pouvait y être toujours : s'il est sûr Qu'on n'y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. Cette dernière supposition est la nôtre.

[§] Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité. Car si vous mourez sans adorer le vrai principe, vous êtes perdu. Mais, dites vous, s'il avait voulu que je l'adorasse, il m'aurait laissé des signes de sa volonté. Aussi a-t-il fait ; mais vous les négligez. Cherchez-les du moins : cela le vaut bien.

[§] Les Athées doivent dire des [237] choses parfaitement claires. Or il faudrait avoir perdu le sens pour dire qu'il est parfaitement clair que l'âme est mortelle. Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic : mais il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle.

[§] Qui peut ne pas admirer et embrasser une Religion, qui connaît à fond ce qu'on reconnaît d'autant plus qu'on a plus de lumière.

[§] Un homme qui découvre des preuves de la Religion Chrétienne est comme un héritier qui trouve des titres de sa maison. Dira-t-il qu'ils sont faux ; et négligera-t-il de les examiner ?

[§] Je ne vois pas qu'ils y ait plus de difficulté de croire la résurrection des corps, et l'enfantement de la Vierge, que la création. Est-il plus difficile de reproduire un homme, que de le produire ? Et si on n'avait jamais su ce que c'est que génération, trouverait-on plus étrange qu'un enfant vint d'une fille seule, que d'un homme et d'une femme ? [238]

[§] Il y a grande différence entre repos et sûreté de conscience. Rien ne doit donner le repos que la recherche sincère de la vérité. Et rien ne peut donner l'assurance que la vérité.

[§] Il y a deux vérités de foi également constantes : l'une, que l'homme dans l'état de la création, ou dans celui de la grâce, est élevé au dessus de toute la nature, rendu semblable à Dieu, et participant de la divinité : l'autre, qu'en l'état de corruption, et du péché, il est déchu de cet état, et rendu semblable aux bêtes. Ces deux propositions sont également fermes et certaines. L'Écriture nous les déclare manifestement, lorsqu'elle dit en quelques lieux : Delicia mea, esse cum filiis, hominum (Prov. 8. 31.). Effundam spiritum meum super omnem carnem (Ioel. 2. 28.). Dij estis. etc. (Ps. 81. 6). Et qu'elle dit en d'autres : Omnis caro sænum (Is. 40. 6.). Homo comparatus est jumentis insipientibus, et similis factus est illis (Ps. 48. 1.). Dixi in corde meo de fillis hominum, ut probaret eos Deus, et ostenderet similes esse bestiis. etc. (Eccles. 3. 18.)

[§] On ne se détache [239] douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne, comme dit S. Augustin. Mais quand on commence à résister, et à marcher en s'éloignant, on souffre bien ; le lien s'étend, et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu'à la mort. Notre Seigneur a dit, que depuis la venue de Jean Baptiste, c'est-à-dire, depuis son avènement dans chaque fidèle, le Royaume de Dieu souffre violence, et que les violents le ravissent. Avant que l'on soit touché, on n'a que le poids de sa concupiscence, qui porte à la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. Mais nous pouvons tout, dit S. Léon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien. Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre tout sa vie ; car il n'y a point ici de paix. JÉSUS-CHRIST est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais néanmoins il faut avouer, que comme l'Écriture dit, que la [240] sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu, aussi ont peut dire que cette guerre, qui paraît dure aux hommes, est une paix devant Dieu ; car c'est cette paix que JÉSUS-CHRIST a aussi apportée. Elle ne sera néanmoins parfaite, que quand le corps sera détruit ; et c'est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant néanmoins de bon coeur la vie, pour l'amour de celui qui a souffert pour nous et la vie, et la mort, et qui peut nous donner plus de biens, que nous n'en pouvons ni demander, ni imaginer, comme dit Saint Paul.

[§] Il faut tâcher de ne s'affliger de rien, et de prendre tout ce qui arriver pour le meilleur. Je crois que c'est un devoir, et qu'on pèche en ne le faisant pas. Car enfin, la raison pour laquelle les péchés sont péchés est seulement parce qu'ils sont contraires à la volonté de Dieu. Et ainsi l'essence du péché, consistant à avoir une volonté opposée à celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que quand il nous découvre sa volonté par les événements, ce [241] serait un péché de ne s'y pas accommoder.

[§] Lorsque la vérité est abandonnée et persécutée, il semble que ce soit un temps où le service qu'on rend à Dieu, en la défendant, lui est bien agréable. Il veut que nous jugions de la grâce par la nature. Et ainsi il permet de considérer, que comme un Prince chassé de son pays par ses sujets a des tendresses extrêmes pour ceux qui lui demeurent fidèles dans la révolte publique ; de même, il semble que Dieu considère avec une bonté particulière ceux qui défendent la pureté de la Religion, quand elle est combattue. Mais il y a cette différence entre les Rois de la terre, et le Roi des Rois, que les Princes ne rendent pas leurs sujets fidèles, mais qu'ils les trouvent tels ; au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infidèles sans sa grâce, et qu'il les rend fidèles quand ils le sont. De sorte qu'au lieu que les Rois témoignent d'ordinaire avoir de l'obligation à ceux qui demeurent dans le devoir et dans leur obéissance, [242] il arrive au contraire que ceux qui subsistent dans le service de Dieu lui en sont eux mêmes infiniment redevables.

[§] Ce ne sont ni les austérités du corps, ni les agitations du coeur qui méritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l'esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier, peines, et plaisirs. S. Paul a dit, que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiétudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent ; puis qu'étant avertis que le chemin du ciel qu'ils cherchent en est rempli, ils doivent se réjouir de rencontrer des marques qu'ils sont dans le véritable chemin. Mais ces peines là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car de même que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde, ne le font que parce qu'ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre, que dans ceux de l'union avec Dieu, et que ce [243] charme victorieux les entraîne, et les faisant repentir de leur premier choix les rend des pénitents du diable selon la parole de Tertullien ; de même on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de JÉSUS- CHRIST, si on ne trouvait plus de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement, et dans le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des Chrétiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Priez toujours, dit Saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez vous toujours. [I Thess. 5, 16] C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir offensé, et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un champ, en a une telle joie, selon JÉSUS-CHRIST, qu'elle lui fait vendre tout ce qu'il a pour l'acheter [cf. Mat 12, 44]. Les gens du monde ont leur tristesse, mais ils n'ont point cette joie que le monde ne peut donner ni ôter, dit JÉSUS-CHRIST même. [244] Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse. Et les Chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d'avoir suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette crainte, qui conserve et modère notre joie. Et selon qu'on se sent trop emporter vers l'un, se pencher vers l'autre pour demeurer debout. Souvenez vous des biens dans les jours d'affliction, et souvenez vous de l'affliction dans les jours de réjouissance, dit l'Ecriture, jusqu'à ce que la promesse que JÉSUS- CHRIST nous en a faite de rendre sa joie pleine en nous soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas que la piété ne consiste qu'en une amertume sans consolation. La véritable piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions qu'elle en remplit et l'entrée et le progrès et le couronnement. C'est une lumière si éclatante [245] qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient. S'il y a quelque tristesse mêlée, et sur tout à l'entrée, c'est de nous qu'elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n'est pas l'effet de la piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y est encore. Ôtons l'impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la dévotion, mais à nous mêmes, et n'y cherchons du soulagement que par notre correction.

[§] Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir le regret de nos fautes. Mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriveront peut- être jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être principalement rapportée. Cependant le monde est si inquiet qu'on ne pense presque jamais à la vie présente, et à l'instant où l'on vit, mais à celui où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en [246] état de vivre à l'avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n'a pas voulu que notre prévoyance s'étendit plus loin que le jour où nous sommes. Ce sont les bornes qu'il nous faut garder et pour notre salut, et pour notre propre repos.

[§] On se corrige quelquefois mieux par la vue du mal, que par l'exemple du bien ; et il est bon de s'accoutumer à profiter du mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.

[§] Dans le 13. chapitre de S. Marc, JÉSUS-CHRIST fait un grand discours à ses Apôtres sur son dernier avènement. Et comme tout ce qui arrive à l'Église arrive aussi à chaque Chrétien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prédit aussi bien l'état de chaque personne qui en se convertissant détruit le vieil homme en elle, que l'état de l'univers entier qui sera détruit pour faire place à de nouveaux cieux et à une nouvelle terre, comme dit l'Ecriture. La prédiction qui y est contenue de la ruine [247] du temple réprouvé, qui figure la ruine de l'homme réprouvé, qui est en chacun de nous, et dont il est dit, qu'il ne sera laissé pierre sur pierre, marque qu'il ne doit être laissé aucune passion du vieil homme. Et ces effroyables guerres civiles et domestiques représentent si bien le trouble intérieur que sentent ceux qui se donnent à Dieu, qu'il n'y a rien de mieux peint. etc.

[§] Le Saint Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grâce de Dieu, jusqu'à ce qu'il y paroisse visiblement dans la résurrection : et c'est ce qui rend les reliques des Saints si dignes de vénération. Car Dieu n'abandonne jamais les siens, non pas même dans le sépulcre, où leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants devant Dieu, à cause que le péché n'y est plus, au lieu qu'il y réside toujours durant cette vie, au moins quant à sa racine ; car les fruits du péché n'y sont pas toujours. Et cette malheureuse racine, qui en est inséparable [248] pendant la vie, fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors, puis qu'ils sont plutôt dignes d'être haïs. C'est pour cela que la mort est nécessaire pour mortifier entièrement cette malheureuse racine ; et c'est ce qui la rend souhaitable.

[§] Les élus ignoreront leurs vertus, et les réprouvés leurs crimes : Seigneur, diront les uns et les autres, quand vous avons nous vu avoir faim ? etc. (Matth. 23. 37 44.)

[§] JÉSUS-CHRIST n'a point voulu du témoignage des démons, ni de ceux qui n'avaient pas vocation ; mais de Dieu et de Jean Baptiste.

[§] En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j'oublie à toute heure ; ce qui Œinstruit autant que ma pensée oubliée ; car je ne tends qu'à connaître mon néant.

[§] Les défauts de Montaigne sont grands. Ils est plein de mots sales et déshonnêtes. Cela ne vaut rien. Ses sentiments sur l'homicide volontaire, et sur la mort son horribles. Ils inspire une nonchalance du salut [249] sans crainte et sans repentir. Son livre n'étant point fait pour porter à la piété, il n'y était pas obligé ; mais on est toujours obligé de n'en pas détourner. quoi qu'on puisse dire pour excuser ses sentiments trop libres sur plusieurs choses, on ne saurait excuser en aucune sorte ses sentiments tout païens sur la mort ; car il faut renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir Chrétiennement : or il ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par tout son livre.

[§] Ce qui nous trompe en comparant ce qui s'est passé autrefois dans l'Église à ce qui s'y voit maintenant, c'est qu'ordinairement on regarde Saint Athanase, Sainte Thérèse, et les autres Saints comme couronnés de gloire. Présentement que le temps a éclairci les choses, cela paraît véritablement ainsi. Mais au temps que l'on persécutait ce grand Saint, c'était un homme qui s'appelait Athanase, et Sainte Thérèse dans le sien était une Religieuse comme les autres. Élie était un homme [250] comme nous, et sujets aux mêmes passions que nous, dit l'Apôtre Saint Jacques, pour désabuser les Chrétiens de cette fausse idée qui nous fait rejeter l'exemple des Saints comme disproportionné à notre état : c'étaient des Saints, disons nous, ce n'est pas comme nous.

[§] A ceux qui ont de la répugnance pour la Religion, il faut commencer par leur montrer, qu'elle n'est point contraire à la raison ; ensuite qu'elle est vénérable, et en donner le respect ; après la rendre aimable, et faire souhaiter qu'elle fût vraie ; et puis montrer par les preuves incontestables qu'elle est vraie ; faire voir son antiquité, et sa sainteté par sa grandeur, et par son élévation ; et enfin qu'elle est aimable, parce qu'elle promet le vrai bien.

[§] Un mot de David, ou de Moïse, comme celui-ci, que Dieu circoncira les coeurs, [Deut. 30, 6] fait juger de leur esprit. que tous leurs autres discours soient équivoques, et qu'il soit incertain s'ils sont de Philosophes, ou de Chrétiens, un mot de cette nature [251] détermine tout le reste. Jusque là l'ambiguïté dure, mais non pas après.

[§] De se tromper en croyant vraie la Religion Chrétienne, il n'y a pas grand chose à perdre. Mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse !

[§] Les conditions les plus aisée à vivre selon le monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu ; et au contraire. Rien n'est si difficile selon le monde que la vie Religieuse ; rien n'est plus facile que de la passer selon Dieu. Rien n'est plus aisé que d'être dans une grande charge, et dans de grands biens selon le monde ; rien n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu, et sans y prendre de part et de goût.

[§] L'ancien Testament contenait les figures de la joie future, et le nouveau contient les moyens d'y arriver. Les figures étaient de joie, les moyens sont de pénitence. Et néanmoins l'agneau Pascal était mangé avec des laitues sauvages, cum amaritudinibus, [Ex. 22, 8] pour marquer [252] toujours qu'on ne pouvait trouver la joie que par l'amertume.

[§] Le mot de Galilée prononcé comme par hasard par la foule des Juifs, en accusant JÉSUS-CHRIST devant Pilate, donna sujet à Pilate d'envoyer JÉSUS- CHRIST à Hérode ; en quoi fut accompli le mystère, qu'il devait être jugé par les Juifs et les Gentils. Le hasard en apparence fut la cause de l'accomplissement du mystère.

[§] Un homme me disait un jour, qu'il avait grande joie et confiance en sortant de confession. Un autre me disait, qu'il était en crainte. Je pensai sur cela que de ces deux on en ferait un bon, et que chacun manquait encore en ce qu'il n'avait pas le sentiment de l'autre.

[§] Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orage, lorsqu'on est assuré qu'il ne périra point. Les persécutions qui travaillent l'Église sont de cette nature.

[§] Comme les deux source de nos péchés sont l'orgueil et la paresse, Dieu nous a découvert en lui deux [253] qualités pour les guérir, sa miséricorde, et sa justice. Le propre de la justice est d'abattre l'orgueil, et le propre de la miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes oeuvres, selon ce passage : La miséricorde de Dieu invite à pénitence [Rom. 2, 4], et cet autre : Faisons pénitence pour voir s'il n'aurait point pitié de nous [Jonas 3, 2]. Ainsi tant s'en faut que la miséricorde de Dieu autorise le relâchement, qu'il n'y a rien au contraire qui le combatte davantage ; et qu'au lieu de dire : s'il n'y avait point en Dieu de miséricorde, il faudrait faire toute sorte d'efforts pour accomplir ses préceptes ; il faut dire au contraire, que c'est parce qu'il y a en Dieu de la miséricorde, qu'il faut faire tout ce qu'on peut pour les accomplir.

[§] L'histoire de l'Église doit proprement être appelée l'histoire de la vérité.

[§] Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie, libido sentiendi, libido sciendi, [254] libido dominandi [cf. I Jn 2, 16]. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrassent plutôt qu'ils n'arrosent. Heureux ceux qui étant sur ces fleuves non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement affermis ; non pas debout, mais assis dans une assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent jamais avant la lumière, mais après s'y être reposés en paix ; tendent la main à celui qui les doit relever, pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem, où ils n'auront plus à craindre les attaques de l'orgueil ; et qui pleurent cependant, non pas de voir écouler toutes les choses périssables, mais dans le souvenir de leur chère patrie, de la Jérusalem céleste, après laquelle ils soupirent sans cesse dans la longueur de leur exil.

[§] Un miracle, dit-on, affermirait ma créance. On parle ainsi quand on ne le voit pas. Les raisons qui étant vues de loin semblent borner notre vue, ne la bornent plus quand on y est arrivé. On commence à voir au delà. Rien n'arrête la volubilité [255] de notre esprit. Il n'y a point, dit-on, de règle qui n'ait quelque exception, ni de vérité si générale qui n'ait quelque face par où elle manque. Il suffit qu'elle ne soit pas absolument universelle, pour nous donner prétexte d'appliquer l'exception au sujet présent, et de dire : cela n'est pas toujours vrai ; donc il y a des cas où cela n'est pas. Il ne reste plus qu'à montrer que celui-ci en est, et il faut être bien maladroit si on n'y trouve quelque jour.

[§] La charité n'est pas un précepte figuratif. Dire que JÉSUS-CHRIST, qui est venu ôter les figures, pour mettre la vérité, ne soit venu que pour mettre la figure de la charité, et pour en ôter la réalité qui était auparavant ; cela est horrible.

[§] Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point. On le sent en mille choses. C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi parfaite, Dieu sensible au coeur.

[§] La science des choses extérieure ne nous consolera pas de l'ignorance [256] de la morale au temps de l'affliction ; mais la science des moeurs nous consolera toujours de l'ignorance des choses extérieures.

[§] L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire, qu'il est un sot, il le croit ; et à force de se le dire à soi même, on se le fait croire. Car l'homme fait lui seul une conversation intérieure, qu'il importe de bien régler, _ corrumptunt bonos mores colloquia prava. -- [I Cor. 15, 33] Il faut se tenir en silence autant qu'on peut, et ne s'entretenir que de Dieu ; et ainsi on se le persuade à soi même.

[§] Quelle différence entre un soldat et un Chartreux quant à l'obéissance ? Car ils sont également obéissants, et dépendants, et dans des exercices également pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir le maître, et ne le devient jamais ; car les capitaines et les Princes même sont toujours esclaves et dépendants. Mais il espère toujours l'indépendance, et travaille toujours à y venir ; au lieu que le Chartreux fait voeu de n'être jamais indépendant. Ils ne diffèrent [257] pas dans la servitude perpétuelle que tous deux ont toujours ; mais dans l'espérance que l'un a toujours, et que l'autre n'a pas.

[§] La propre volonté ne se satisferait jamais quand elle aurait tout ce qu'elle souhaite. Mais on est satisfait dès l'instant qu'on y renonce. Avec elle on ne peut être que mal content ; sans elle on ne peut être que contant.

[§] Il est injuste qu'on s'attache à nous, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Nous tromperons ceux à qui nous en ferons naître le désir ; car nous ne sommes la fin de personne, et nous n'avons pas de quoi les satisfaire. Ne sommes nous pas prêt à mourir ? et ainsi l'objet de leur attachement mourrait. Comme nous serions coupables de faire croire une fausseté, quoique nous la persuadassions doucement, et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on nous fît plaisir ; de même nous sommes coupables, si nous nous faisons aimer, et si nous attirons les gens à s'attacher à nous. Nous devons avertir [258] ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui nous en revint. De même nous les devons avertir, qu'ils ne doivent pas s'attacher à nous : car il faut qu'ils passent leur vie à plaire à Dieu, ou à le chercher.

[§] C'est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, et dans les cérémonies ; mais c'est être superbe de ne vouloir pas s'y soumettre.

[§] Toutes les Religions et toutes les sectes du monde ont eu la raison naturelle pour guide. Les seuls Chrétiens ont été astreints à prendre leurs règles hors d'eux-mêmes, et à s'informer de celles que JÉSUS-CHRIST a laissées aux anciens pour nous être transmises. Il y a des gens que cette contrainte lasse. Ils veulent avoir, comme les autres peuples, la liberté de suivre leurs imaginations. C'est en vain que nous leur crions, comme les Prophètes faisaient autrefois aux Juifs : Allez au milieu de l'Église ; informez vous des lois que les anciens lui ont [259] laissées, et suivez ses sentiers. Ils répondent comme les Juifs : Nous n'y marcherons pas ; nous voulons suivre les pensées de notre coeur, et être comme les autres peuples. [I Rois 8, 20]

[§] Il y a trois moyens de croire, la raison, la coutume, et l'inspiration. La Religion Chrétienne, qui seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n'est pas qu'elle exclue la raison, et la coutume : au contraire, il faut ouvrir son esprit aux preuves par la raison, et s'y confirmer par la coutume ; mais elle veut qu'on s'offre par l'humiliation aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet ; ne evacuetur crux Christi. [I Cor. 1, 17]

[§] Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement, que quand on le fait par un faux principe de conscience.

[§] Les Juifs qui ont été appelés à dompter les nations et les Rois, ont été esclaves du péché ; et les Chrétiens dont la vocation a été à servir, et à être sujets, sont les enfants libres. [260]

[§] Est-ce courage à un homme mourant, d'aller dans la faiblesse, et dans l'agonie affronter un Dieu tout puissant et éternel ?

[§] Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger.

[§] LA bonne crainte vient de la foi ; la fausse crainte vient du doute. La bonne crainte porte à l'espérance, parce qu'elle naît de la foi, et qu'on espère au Dieu que l'on croit : la mauvaise porte au désespoir, parce qu'on craint le Dieu auquel on n'a point de foi. Les uns craignent de le perdre, et les autres de le trouver.

[§] Salomon et Job ont le mieux connu la misère de l'homme, et en ont le mieux parlé ; l'un le plus heureux des hommes, et l'autre le plus malheureux ; l'un connaissant la vanité des plaisirs par expérience, l'autre la réalité des maux.

[§] Dieu n'entend pas que nous soumettions notre créance à lui sans raison, et nous assujettir avec tyrannie. Mais il ne prétend pas aussi nous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés, il [261] entend nous faire voir clairement des marques divines en lui, qui nous convainquent de ce qu'il est, et s'attirer l'autorité par des merveilles et des preuves que nous ne puissions refuser, et qu'ensuite nous croyions sans hésiter les choses qu'il nous enseigne, quand nous n'y trouverons pas d'autre raison de les refuser, sinon que nous ne pouvons pas par nous mêmes connaître si elles sont ou non.

[§] Il n'y a que trois sortes de personnes ; les uns qui servent Dieu l'ayant trouvé ; les autres qui s'emploient à le chercher ne l'ayant pas encore trouvé ; et d'autres enfin qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables, et heureux. Les derniers sont fous, et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux, et raisonnables.

[§] La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues et de principes différents qu'elle soit avoir toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit, ou elle s'égare, faute de les voir tous à la fois. Il n'en est pas ainsi du sentiment. Il agit en un instant, et [262] toujours est prêt à agir. Il faut donc, après avoir connu la vérité par la raison, tâcher de la sentir, et de mettre notre foi dans le sentiment du coeur ; autrement elle sera toujours incertaine et chancelante.

[§] Il est de l'essence de Dieu, que sa justice soit infinie aussi bien que sa miséricorde. Cependant sa justice et sa sévérité envers les réprouvés est encore moins étonnante que sa miséricorde envers les élus.

XXIX. Pensées Morales.

LES sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle, où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même [263] ignorance d'où ils étaient partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux là troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent pour l'ordinaire le train du monde. Les autres le méprisent et en sont méprisés.

[§] Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par une pensée plus relevée. Certains zélés qui n'ont pas grande connaissance les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles ; parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les Chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions, succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière. [264]

[§] L'âme aime la main ; et la main, si elle avait une volonté, devrait s'aimer de la même sorte que l'âme l'aime. Tout amour qui va au delà est injuste.

Qui adhæret Domino, unus spiritus est (I Cor. 6. 17.). On s'aime, parce qu'on est membre du corps dont JÉSUS-CHRIST est le chef. On aime JÉSUS- CHRIST parce qu'il est le chef du corps dont on est membre. Tout est un : l'un est en l'autre. Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre, qu'en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là ils sont dans le désordre et dans le malheur. Mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.

[§] La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions purement humaines. La concupiscence fait les volontaires, la forces les involontaires.

[§] D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux [265] nous irrite ? C'est à cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère.

Épictète demande aussi pourquoi nous ne nous fâchons pas, si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, c'est que nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas si assurés que nous choisissions le vrai. De sorte que n'en ayant d'assurance, qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. [266]

[§] Le peuple a les opinions très saines ; par exemple, d'avoir choisi le divertissement et la chasse, plutôt que la poésie : les demi-savants s'en moquent, et triomphent à montrer là dessus la folie du monde : mais par une raison qu'ils ne pénètrent pas on a raison : d'avoir aussi distingué les hommes par le dehors, comme par la naissance ou le bien. Le monde triomphe encore cela est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable.

[§] C'est un grand avantage que la qualité, qui dés dix huit ou vingt ans met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. Ce sont trente ans gagnés sans peine.

[§] Il y a de certaines gens qui pour faire voir qu'on a tort de ne les pas estimer, ne manquent jamais d'alléguer l'exemple de personnes de qualités qui font cas d'eux. Je voudrais leur répondre : montrez nous le mérite par où vous avez attiré l'estime de ces personnes là, et nous vous estimerons de même. [267]

[§] Les choses qui nous tiennent le plus au coeur ne sont rien le plus souvent ; comme, par exemple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un néant que notre imagination grossit en Montaigne. Un autre tour d'imagination nous le fait découvrir sans peine.

[§] Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui en ôtant le tronc s'emportent comme des branches.

[§] Quand la malignité a la raison de son côté, elle devient fière, et étale la raison en tout son lustre. Quand l'austérité ou le choix sévère n'a pas réussi au vrai bien, et qu'il faut revenir à suivre la nature, elle devient fière par le retour.

[§] Ce n'est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ; car il vient d'ailleurs, et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et par conséquent sujet à être troublé par mille accidents qui sont les afflictions inévitables.

[§] Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : il ne faut que les [268] appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le sont ; mais pour la Religion, peu.

[§] On ne passe point dans le monde pour se connaître envers, si l'on n'a mis l'enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l'on n'a mis celle de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poète, et celui de brodeur. Ils ne sont point appelés ni poètes ; ni géomètres ; mais ils jugent de tous ceux là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parlait, quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage : mais alors on s'en souvient ; car il est également de ce caractère, qu'on ne dise point d'eux qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est [269] donc une fausse louange quand on dit d'un homme lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie ; et c'est une mauvaise marque quand on n'a recours à lui que lorsqu'il s'agit de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins. Il n'aime que ceux qui peuvent les remplir. C'est un bon mathématicien, dira-t-on ; mais je n'ai que faire de mathématiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne la veux faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à tous nos besoins.

[§] Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourrait faire si on était malade ; et quand on l'est, on prend médecine gaiement ; le mal y résout. On n'a plus les passions et les désirs des divertissements et des promenades que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions, et des désirs conformes à l'état présent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nous mêmes, et [270] non pas la nature qui nous troublent ; parce qu'elles joignent à l'état où nous sommes, les passions de l'état où nous ne sommes pas.

[§] Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux gens glorieux, et d'humilité aux humbles. Aussi ceux de Pyrrhonisme et de doute sont matière d'affirmation aux affirmatifs. Peu de gens parlent de l'humilité humblement ; peu de la chasteté chastement ; peu du doute en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariétés. Nous nous cachons, et nous déguisons à nous même.

[§] Diseur de bons mots, mauvais caractère.

Le mot de MOI dont l'auteur se sert dans la pensée suivante, ne signifie que l'amour propre. C'est un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques uns de ses amis. [N. D. E.]

[§] Le moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direz vous ; car en agissant [271] comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n'a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu'ils se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il le veut asservir ; car chaque moi est l'ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice : vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

[§] Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède en même temps dans un pareil degré la vertu opposée : tel qu'était Épaminondas, qui avait l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité ; car autrement [272] ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur, pour être dans une extrémité ; mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut-être que ce n'est qu'un soudain mouvement de l'âme de l'un à l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au moins cela marque l'agilité de l'âme, si cela n'en marque l'étendue.

[§] Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d'y penser.

[§] J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites : mais le peu de gens avec qui on en peut communiquer m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant, que les autres en les ignorant ; et que je leur ai pardonné de ne s'y point appliquer. Mais j'ai crû trouver au [273] moins bien des compagnons dans l'étude de l'homme, puis que c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a encore moins qui l'étudient que la Géométrie.

[§] Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence ; comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le dérèglement, nul ne semble y aller. Qui s'arrête, fait remarquer l'emportement des autres, comme un point fixe.

[§] Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu'il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce coté-là, et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela, parce qu'il voit qu'il ne se trompait pas, et qu'il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on n'a pas de honte de ne pas tout voir ; et peut-être que cela vient de ce que naturellement l'esprit ne se peut tromper dans le côté qu'il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies. [274]

[§] La vertu d'un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordinaire.

[§] Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fâcheries, et mêmes passions. Mais les uns sont au haut de la roue, et les autres prés du centre, et ainsi moins agités par les mêmes mouvements.

[§] On se persuade mieux pour l'ordinaire par les raisons qu'on a trouvées soi-même, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres.

[§] Quoique les personnes n'aient point d'intérêts à ce qu'ils disent, il ne faut pas conclure de là absolument qu'ils ne mentent point ; car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir.

[§] L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents, que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. On n'a pas de honte de n'être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n'être pas plus vicieux que lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand on se [275] voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout, par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et séparés de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre, et parce cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bêtes.

[§] C'est le combat qui nous plaît, et non pas la victoire. On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait- on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dés qu'elle est arrivée, on en est saoul. Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans les disputes le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour [276] la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naissant de la dispute. De même dans les passions, il y a du plaisir à en voir deux contraires se heurter ; mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans la comédie les scènes contentes sans crainte ne valent rein, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutales.

[§] On n'apprend pas aux hommes à être honnêtes gens, et on leur apprend tout le reste ; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point.

[§] Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ; et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal ; car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c'est un mal ordinaire ; mais d'en dire à dessein, c'est ce qui [277] n'est pas supportable, et d'en dire de telles que celles là.

[§] Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l'ordre, que ce sont aux qui s'éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans un vaisseau. Mais où trouverons nous ce point dans la morale ?

[§] Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence ; au contraire, on est bien aise de pouvoir rendre ce témoignage d'humanité, et s'attirer la réputation de tendresse, sans qu'il en coûte rien : ainsi ce n'est pas grand chose.

[§] Qui aurait eu l'amitié du Roi d'Angleterre, du Roi de Pologne, et de la Reine de Suède, aurait-il crû pouvoir manquer de retraite et d'asile au monde.

[§] Les choses ont diverses qualités, et l'âme diverses inclinations ; car [278] rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme, et l'âme ne s'offre jamais simplement à aucun sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois d'une même chose.

[§] Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose, qu'à condition de nous fâcher si elle nous réussit mal, ce que mille choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans être touché du mal contraire, aurait trouvé le point.

[§] Il y a diverses classes de forts, de beaux, de bons esprits, et de pieux, dont chacun doit régner chez soi, non ailleurs. Ils se rencontrent quelquefois ; et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l'un de l'autre ; car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s'entendent pas ; et leur faute est de vouloir régner par tout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants : elle n'est maîtresse que des actions extérieures.

[§] Ferox gens nullam esse vitam [279] sine armis putat [Tite Live, XXXIV, 17]. Ils aiment mieux la mort que la paix : les autres aiment mieux que la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférée à la vie, dont l'amour paraît si fort et si naturel.

[§] Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer ! Si on dit : je le trouve beau, je le trouve obscur, on entraîne l'imagination à ce jugement, ou l'on l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire ; car alors il juge selon ce qu'il est, c'est à dire selon ce qu'il est alors, et selon que les autres circonstances, dont on n'est pas auteur l'auront disposé ; si ce n'est que ce silence ne fasse aussi son effet selon le tour et l'interprétation qu'il sera en humeur d'y donner, ou selon qu'il conjecturera de l'air du visage et du ton de la voix : tant il est aisé de démontrer un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il y a peu de ferme et de stable.

[§] Les Platoniciens, et même Épictète et ses sectateurs croient [280] que Dieu est seul digne d'être aimé, et admiré ; et cependant ils ont désiré d'être aimés et admirés des hommes. Ils ne connaissent pas leur corruption. S'ils se sentent portés à l'aimer et à l'adorer, et qu'ils y trouvent leur principale joie, qu'ils s'estiment bons à la bonne heure. Mais s'ils y sentent de la répugnance ; s'ils n'ont aucune pente qu'à se vouloir établir dans l'estime des hommes ; et que pour toute perfection ils fassent seulement que sans forcer les hommes ils leurs fassent trouver leur bonheur à les aimer ; je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu, et n'ont pas désiré uniquement que les hommes l'aimassent : ils ont voulu que les hommes s'arrêtassent à eux : ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire des hommes.

[§] Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cédera la place à l'autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il [281] a quatre laquais, et je n'en ai qu'un. Cela est visible ; il n'y a qu'à compter ; c'est à moi de céder ; et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens.

[§] Le temps amortit les afflictions et les querelles ; parce qu'on change, et qu'on devient comme un autre personne. Ni l'offensant, ni l'offensé ne sont plus les mêmes. C'est comme un peuple qu'on a irrité, et qu'on reverrait après deux générations. Ce sont encore les François, mais non les mêmes.

[§] Il est indubitable que l'âme est mortelle, ou immortelle. Cela doit mettre une différence entière dans la morale. Et cependant les Philosophes ont conduit la morale indépendamment de cela. Quel étrange aveuglement !

[§] Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

[282]

XXX. Pensées sur la mort, qui ont été extraites d'une lettre écrite par Monsieur Pascal sur le sujet de la mort de Monsieur son Père.

Quand nous sommes dans l'afflictions à cause de la mort de quelque personne pour qui nous avions de l'affection, ou pour quelque autre malheur qui nous arrive, nous ne devons pas chercher de la consolation dans nous-mêmes, ni dans les hommes, ni dans tout ce qui est créé ; mais nous la devons chercher en Dieu seul. Et la raison en est que toutes les créatures ne sont pas la première cause des accidents que nous appelons maux, mais que la providence de Dieu en étant l'unique et véritable cause, l'arbitre et la souveraine, il est indubitable qu'il faut recourir directement à la source, et remonter jusques à l'origine pour [283] trouver un solide allégement. Que si nous suivons ce précepte, et que nous considérions cette mort qui nous afflige, non pas comme un effet du hasard ni comme une nécessité fatale de la nature, ni comme le jouet des éléments et des parties qui composent l'homme (car Dieu n'a pas abandonné ses élus au caprice du hasard) mais comme une suite inévitable, juste, et sainte d'un arrêts de la providence de Dieu, pour être exécuté dans la plénitude de son temps ; et enfin que tout ce qui est arrivé a été de tout temps présent et préordonné en Dieu : si, dis-je, par un transport de grâce nous regardons cet accident, non dans lui même et hors de Dieu, mais hors de lui même, et dans la volonté même de Dieu, dans la justice de son arrêts, dans l'ordre de sa providence qui en est la véritable cause, sans qui il ne fût pas arrivé, par qui seule il est arrivé, et de la manière dont il est arrivé, nous adorerons dans un humble silence la hauteur impénétrable de ses secrets : nous [284] vénérerons la sainteté de ses arrêts : nous bénirons la conduite de sa providence : et unissant notre volonté à celle de Dieu même, nous voudrons avec lui, en lui, et pour lui, la chose qu'il a voulue en nous, et pour nous de toute éternité.

[§] Il n'y a de consolation qu'en la vérité seule. Il est sans doute que Sénèque et Socrate n'ont rien qui nous puisse persuader et consoler dans ces occasions. Ils ont été sous l'erreur qui a aveuglé tous les hommes dans le premier ; ils ont tous pris la mort comme naturelle à l'homme ; et tous les discours qu'ils ont fondés sur ce faux principe sont si vains et si peu solides, qu'ils ne servent qu'à montrer par leur inutilité, combien l'homme en général est faible, puisque les plus hautes productions de plus grands d'entre les hommes sont si basses et si puériles.

Il n'en est pas de même de JÉSUS-CHRIST : il n'en est pas ainsi des livres Canoniques. La vérité y est découverte, et la consolation y est jointe aussi infailliblement qu'elle est [285] infailliblement séparée de l'erreur. Considérons donc la mort dans la vérité que le Saint Esprit nous a apprise. Nous avons cet admirable avantage de connaître que véritablement et effectivement la mort est une peine du péché, imposée à l'homme, pour expier son crime ; nécessaire à l'homme, pour le purger du péché ; que c'est la seule qui peut délivrer l'âme de la concupiscence des membres, sans laquelle les Saints ne vivent point en ce monde. Nous savons que la vie et la vie des Chrétiens est un sacrifice continuel, qui ne peut être achevé que par la mort : nous savons que JÉSUS-CHRIST entrant au monde s'est considéré et s'est offert à Dieu comme un holocauste et une véritable victime ; que sa naissance, sa vie, sa mort, sa résurrection, son ascension, sa séance éternelle à la droite de son Père, et sa présence dans l'eucharistie ne sont qu'un seul et unique sacrifice : nous savons que ce qui est arrivé en JÉSUS-CHRIST doit arriver en tous ses membres. [286]

Considérons donc la vie comme un sacrifice ; et que les accidents de la vie ne fassent d'impression dans l'esprit des Chrétiens qu'à proportion qu'ils interrompent ou qu'ils accomplissent ce sacrifice. n'appelons mal que ce qui rend la victime du diable en Adam victime de Dieu ; et sur cette règle examinons la nature de la mort.

Pour cela il faut recourir à la personne de JÉSUS-CHRIST ; car comme Dieu ne considère les hommes que par le médiateur JÉSUS-CHRIST, les hommes aussi ne devraient regarder ni les autres, ni eux mêmes que médiatement par JÉSUS-CHRIST.

Si nous ne passons par ce milieu nous ne trouvons en nous que de véritables malheurs, ou des plaisirs abominables ; mais si nous considérons toutes choses en JÉSUS-CHRIST, nous trouverons toute consolation, toute satisfaction, toute édification.

Considérons donc la mort en JÉSUS-CHRIST, et non pas sans [287] JÉSUS- CHRIST. Sans JÉSUS-CHRIST elle est horrible, elle est détestable, et l'horreur de la nature. En JÉSUS-CHRIST elle est tout autre : elle est aimable, sainte, et la joie du fidèle. Tout est doux en JÉSUS-CHRIST jusqu'à la mort ; et c'est pourquoi il a souffert, et est mort pour sanctifier la mort et les souffrances ; et comme Dieu et comme homme il a été tout ce qu'il y a de grand, et tout ce qu'il y a d'abject ; afin de sanctifier en soi toutes choses excepté le péché, et pour être le modèle de toutes les conditions.

Pour considère ce que c'est que la mort et la mort en JÉSUS-CHRIST, il faut voir quel rang elle tient dans son sacrifice continuel et sans interruption, et pour cela remarquer que dans les sacrifices la principale partie est la mort de l'hostie. L'oblation, et la sanctification qui précèdent son des dispositions ; mais l'accomplissement est la mort, dans laquelle, par l'anéantissement de la vie, la créature rend à Dieu tout l'hommage dont elle est capable en s'anéantissant [288] devant les yeux de sa Majété et en adorant la souveraine existence, qui existe seule essentiellement. Il est vrai qu'il y a encore une autre partie après la mort de l'hostie, sans laquelle sa mort est inutile ; c'est l'acceptation que Dieu fait du sacrifice. C'est ce qui est dit dans l'Écriture : et odoratus est dominus odorem suavitatis, (Gen. 8. 11.) et Dieu a reçu l'odeur du sacrifice. C'est véritablement celle-là qui couronne l'oblation ; mais elle est plutôt une action de Dieu vers la créature, que de la créature vers Dieu, et elle n'empêche pas que la dernière action de la créature ne soit la mort.

Toutes ces choses ont été accomplies en JÉSUS-CHRIST, en entrant au monde. Il s'est offert : obtulit semet ipsum per Spiritum Sanctum. (Hebr. 9. 14.) Ingrediens mundum dixit : ecce venio : in capite libri scriptum est de me, ut faciem, Deus, voluntatem tuam. (Hebr. 10. 5. 7.) Il s'est offert lui même par le Saint Esprit. Entrant dans le monde, il a dit : Seigneur, les sacrifices ne vous sont point [289] agréables ; mais vous m'avez formé un corps. Alors j'ai dit : me voici ; je viens selon qu'il est écrit de moi dans le livre, pour faire, mon Dieu, votre volonté ; (Ps. 39. [ : ]) Voilà son oblation. Sa sanctification a suivi immédiatement son oblation. Ce sacrifice a duré toute sa vie, et a été accompli par sa mort. Il a fallu qu'il ait passé par les souffrances, pour entrer en sa gloire : (Luc. 24. 26.) et quoiqu'il fût fils de Dieu, il a fallu qu'il ait appris l'obéissance. (Hebr. 5. 8.) Mais aux jours de sa chair ayant offert avec un grand cri et avec larmes ses prières et ses supplications à celui qui le pouvait tirer de la mort, il a été exaucé selon son humble respect pour son Père ; ( Ibid. ) et Dieu l'a ressuscité, et il lui a envoyé sa gloire figurée autrefois par le feu du ciel qui tombait sur les victimes, pour brûler et consumer son corps, et le faire vivre de la vie de la gloire. C'est ce que JÉSUS-CHRIST a obtenu, et qui a été accompli par sa résurrection.

Ainsi ce sacrifice étant parfait par la mort de JÉSUS-CHRIST, et [290] consommé même en son corps par sa résurrection, où l'image de la chair du péché, a été absorbée par la gloire, JÉSUS-CHRIST avait tout achevé de sa part ; et il ne restait plus sinon que le sacrifice fût accepté de Dieu, et que comme la fumée s'élevait, et portait l'odeur au trône de Dieu, aussi JÉSUS-CHRIST fût en cet état d'immolation parfaite offert, porté, et reçu au trône de Dieu même : et c'est ce qui a été accompli en l'ascension, en laquelle il est monté et par sa propre force et par la force de son Saint Esprit qui l'environnait de toutes parts. Il a été enlevé ; comme la fumée des victimes qui est la figure de JÉSUS-CHRIST était portée en haut par l'air qui soutenait qui est la figure du Saint Esprit : et les Actes des Apôtres nous marquent expressément qu'il fût reçu au ciel, pour nous assurer que ce saint sacrifice accompli en terre a été accepté, et reçu dans le sein de Dieu.

Voilà l'état des choses en notre souverain Seigneur. Considérons les [291] en nous maintenant. Lors que nous entrons dans l'Église qui est le monde des fidèles et particulièrement des élus, où JÉSUS-CHRIST entra dés le moment de son incarnation par un privilège particulier au fils unique de Dieu, nous somme offerts et sanctifiés. Ce sacrifice se continue par la vie, et s'accomplit à la mort, dans laquelle l'âme quittant véritablement tous les vices et l'amour de la terre dont la contagion l'infecte toujours durant cette vie, elle achève son immolation et est reçue dans le sein de Dieu.

Ne nous affligeons donc pas de la mort des fidèles, comme les Païens qui n'ont point d'espérance. Nous ne les avons pas perdus au moment de leur mort. Nous les avions perdus pour ainsi dire dés qu'ils étaient entrés dans l'Église par le baptême. Dès lors ils étaient à dieu : leurs actions ne regardaient le monde que pour Dieu. Dans leur mort ils se sont entièrement détachés des péchés ; et c'est en ce moment qu'ils ont été [292] reçus de Dieu, et que leur sacrifice a reçu son accomplissement et son couronnement.

Ils ont fait ce qu'ils avaient voué : ils ont achevé l'oeuvre que Dieu leur avait donné à faire : ils ont accompli la seule chose pour laquelle ils avaient été créés. La volonté de Dieu s'est accomplie en eux ; et leur volonté est absorbée en Dieu. Que notre volonté ne sépare donc pas ce que Dieu a uni ; et étouffons ou modérons par l'intelligence de la vérité les sentiments de la nature corrompue et déçue, qui n'a que de fausses images, et qui trouble par ses illusions la sainteté des sentiments que la vérité de l'Évangile nous doit donner.

Ne considérons donc plus la mort comme des Païens, mais comme des Chrétiens, c'est à dire avec l'espérance, comme Saint Paul l'ordonne, puisque c'est le privilège spécial des Chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le temple [293] inviolable et éternel du Saint Esprit, comme la foi nous l'apprend.

Car nous savons que les corps des Saints sont habités par le Saint Esprit jusques à la résurrection qui se fera par la vertu de cet Esprit qui réside en eux pour cet effet. C'est le sentiment des Pères. C'est pour cette raison que nous honorons les reliques des morts : et c'est sur ce vrai principe que l'on donnait autrefois l'Eucharistie dans la bouche des morts ; parce que comme on savait qu'ils étaient le temple du Saint Esprit, on croyait qu'ils méritaient d'être aussi unis à ce Saint Sacrement. Mais l'Église a changé cette coutume, non pas qu'elle croie que ces corps ne soient pas saints, mais par cette raison, que l'Eucharistie étant le pain de vie et des vivants, il ne doit pas être donné aux morts.

Ne considérons plus fidèles qui sont morts en la grâce de Dieu comme ayant cessé de vivre, quoique la nature le suggère ; mais comme commençant à vivre, comme la vérité l'assure. Ne considérons plus [294] leurs âmes comme péries et réduites au néant, mais comme vivifiées et unies au souverain vivant : et corrigeons ainsi par l'attention à ces vérités les sentiments d'erreurs qui sont si empreints en nous mêmes, et ces mouvements d'horreur qui sont si naturels à l'homme.

[§] Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi même ; mais avec cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini, c'est à dire sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour soi même serait fini et rapportant à Dieu.

L'homme en cet état non seulement s'aimait sans péché, mais il ne pouvait pas ne point s'aimer sans péché.

Depuis, le péché originel étant arrivé, l'homme a perdu le premier de ces amours ; et l'amour pour soi même étant rété seul dans cette grande âme capable d'un amour infini, cet amour propre s'est étendu et débordé dans le vide que l'amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s'est aimé seul, et [295] toutes choses pour soi, c'est à dire infiniment.

Voilà l'origine de l'amour propre. Il étaient naturel à Adam, et juste en son innocence ; mais il est devenu et criminel et immodéré ensuite de son péché. Voilà la source de cet amour, et la cause de sa défectuosité et de son excès.

Il en est de même du désir de dominer, de la paresse, et des autres. L'application en est aisée à faire au sujet de l'horreur que nous avons de la mort. Cette horreur était naturelle et juste dans Adam innocent ; parce que sa vie étant très agréable à Dieu, elle devait être agréable à l'homme : et la mort eût été horrible, parce qu'elle eût fini une vie conforme à la volonté de Dieu. Depuis, l'homme ayant péché, sa vie est devenue corrompue, son corps et son âme ennemis l'un de l'autre, et tous deux de Dieu.

Ce changement ayant infecté une si sainte vie, l'amour de la vie est néanmoins demeuré ; et l'horreur [296] de la mort étant rétée pareille, ce qui était juste en Adam est injuste en nous.

Voilà l'origine de l'horreur de la mort, et la cause de sa défectuosité.

Éclairons donc l'erreur de la nature par la lumière de la foi.

L'horreur de la mort est naturelle ; mais c'est en l'état d'innocence ; parce qu'elle n'eût pu entrer dans le Paradis qu'en finissant une vie toute pure. Il était juste de la haïr quand elle n'eût pu arriver qu'en séparant une âme sainte d'un corps saint : mais il est juste de l'aimer quand elle sépare une âme sainte d'un corps impur. Il était juste de la fuir, quand elle eût rompu la paix entre l'âme et le corps ; mais non pas quand elle en calme la dissension irréconciliable. Enfin quand elle eût affligé un corps innocent, quand elle eût ôté au corps la liberté d'honorer Dieu, quand elle eût séparé de l'âme un corps soumis et coopérateur à ses volontés, quand elle eût fini tous les biens dont l'homme est capable, il était juste de l'abhorrer ; mais quand elle finit une vie [297] impure, quand elle ôte au corps la liberté de pécher, quand elle délivre l'âme d'un rebelle très puissant et contredisant tous les motifs de son salut, il est très injuste d'en conserver les mêmes sentiments.

Ne quittons donc pas cet amour que la nature nous a donné pour la vie, puisque nous l'avons reçu de Dieu ; mais que ce soit pour la même vie pour laquelle Dieu nous l'a donné, et non pas pour un objet contraire.

Et en consentant à l'amour qu'Adam avait pour sa vie innocente, et que JÉSUS-CHRIST même à eu pour la sienne, portons-nous à haïr une vie contraire à celle que JÉSUS-CHRIST a aimée, et n'appréhender que la mort que JÉSUS-CHRIST a appréhendée, qui arrive à un corps agréable à Dieu ; mais non pas à craindre une mort, qui punissant un corps coupable et purgeant un corps vicieux, nous doit donner des sentiments tout contraires, si nous avons un peu de foi, d'espérance, et de charité.

C'est un des grands principes du Christianisme, que tout ce qui est [298] arrivé à JÉSUS-CHRIST doit se passer et dans l'âme et dans le corps de chaque Chrétien : que comme JÉSUS-CHRIST a souffert durant sa vie mortelle, est ressuscité d'une nouvelle vie, et est monté au ciel, où il est assis à la droite de Dieu son Père ; ainsi le corps et l'âme doivent souffrir, mourir, ressusciter, et monter au ciel.

Toutes ces choses s'accomplissent dans l'âme durant cette vie, mais non dans le corps.

L'âme souffre et meurt au péché dans la pénitence et dans le baptême. L'âme ressuscite à une nouvelle vie dans ces sacrements. Et enfin l'Âme quitte la terre et monte au ciel en menant une vie céleste, ce qui fait dire à Saint Paul, Conversatio nostra in cælis est. [Philip. 3, 20]

Aucune de ces choses n'arrive dans le corps durant cette vie, mais les mêmes choses s'y passent ensuite.

Car à la mort le corps meurt à sa vie mortelle : au Jugement il ressuscitera à une nouvelle vie : après le Jugement il montera au ciel, et y demeurera éternellement. [299]

Ainsi les mêmes choses arrivent au corps et à l'âme, mais en différents temps, et les changements du corps n'arrivent que quand ceux de l'âme sont accomplis, c'est à dire après la mort : de sorte que la mort est le couronnement de la béatitude de l'âme et le commencement de la béatitude du corps.

Voilà les admirables conduites de la sagesse de Dieu sur le salut des âmes : et Saint Augustin nous apprend sur ce sujet, que Dieu en a disposé de la sorte, de peur que si le corps de l'homme fût mort et ressuscité pour jamais dans le baptême, on ne fût entré dans l'obéissance de l'Évangile que par l'amour de la vie ; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davantage lorsque l'on tend à l'immortalité par les ombres de la mort. [cf. s. Aug. Cité de Dieu, XIII, 4]

[§] Il n'est pas juste que nous soyons sans ressentiment et sans douleur dans les afflictions et les accidents fâcheux qui nous arrivent comme des Anges qui n'ont aucune sentiment de la nature : il n'est pas juste aussi que nous soyons sans consolation comme des [300] Païens qui n'ont aucun sentiment de la grâce : mais il est juste que nous soyons affligés et consolés comme Chrétiens, et que la consolation de la grâce l'emporte par dessus les sentiments de la nature ; afin que la grâce soit non seulement en nous, mais victorieuse en nous ; qu'ainsi en sanctifiant le nom de notre Père, sa volonté devienne la nôtre ; que sa grâce règne et domine sur la nature ; et que nos afflictions soient comme la matière d'un sacrifice que sa grâce consomme et anéantisse pour la gloire de Dieu ; et que ces sacrifices particuliers honorent et préviennent les sacrifice universel où la nature entière doit être consommée par la puissance de JÉSUS-CHRIST.

Ainsi nous tirerons avantage de nos propres imperfections, puisqu'elles serviront de matière à cet holocauste ; car c'est le but des vrais Chrétiens de profiter de leurs propres imperfections, parce que tout coopère en bien pour les élus.

Et si nous y prenons garde de prés nous trouverons de grands avantages [301] pour notre édification en considérant la chose dans la vérité ; car puisqu'il est véritable que la mort du corps n'est que l'image de celle de l'âme, et que nous bâtissons sur ce principe, que nous avons sujet d'espérer du salut de ceux dont nous pleurons la mort ; il est certain que si nous ne pouvons arrêter le cours de notre tristesse et de notre déplaisir, nous en devons tirer ce profit, que puisque la mort du corps est si terrible, qu'elle nous cause de tels mouvements, celle de l'âme nous en devrait bien causer de plus inconsolables. Dieu a envoyé la première à ceux que nous regrettons : nous espérons qu'il a détourné la seconde : considérons donc la grandeur de nos maux, et que l'excès de notre douleur soit la mesure de celle de notre joie.

Il n'y a rien qui la puisse modérer sinon la crainte que leurs âmes ne languissent pour quelque temps dans les peines qui sont destinées à urger le reste des péchés de cette vie : et c'est pour fléchir la colère de Dieu sur eux [302] que nous devons soigneusement nous employer.

La prière et les sacrifices sont un souverain remède à leurs peines. Mais une des plus solides et plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu'ils nous ordonneraient s'ils étaient encore au monde, et de nous mettre pour eux en l'état auquel ils nous souhaitent à présent.

Par cette pratique nous les faisons revivre en nous en quelque sorte, puisque ce sont leurs conseils qui sont encore vivants et agissants en nous : et comme les hérésiarques sont punis en l'autre vie des péchés auxquels ils ont engagé leurs sectateurs dans lesquels leur venin vit encore ; ainsi les morts sont récompensés outre leur propre mérité pour ceux auxquels ils ont donné suite par leurs conseils et leur exemple.

[§] L'homme est assurément trop infirme pour pouvoir juger sainement de la suite des choses futures. Espérons donc en Dieu, et ne nous fatiguons pas par des prévoyantes [303] indiscrètes et téméraires. Remettons nous à Dieu pour la conduite de nos vies, et que le déplaisir ne soit pas dominant en nous.

Saint Augustin nous apprend, qu'il y a dans chaque homme un serpent, une Ève, et un Adam. Le serpent sont les sens et notre nature, l'Ève est l'appétit concupiscible, et l'Adam est la raison. [cf. s. Aug. De Gn ctr Man, II, 20]

La nature nous tente continuellement : l'appétit concupiscible désire souvent : mais le péché n'est pas achevé si la raison ne consent.

Laissons donc agir ce serpent et cette Ève, si nous ne pouvons l'empêcher : mais prions Dieu que sa grâce fortifie tellement notre Adam, qu'il demeure victorieux, que JÉSUS-CHRIST en soit vainqueur, et qu'il éternellement en nous.

XXXI. Pensées diverses.

A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus [304] d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

[§] On peut avoir le sens droit, et n'aller pas également à toutes choses ; car il y en a qui l'ayant droit dans un certain ordre de choses, s'éblouissent dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande pénétration qui puisse y aller ; et ceux là ne seraient peut être pas grands géomètres ; parce que la Géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être telle, qu'elle ne puisse pénétrer jusqu'au fond, et quelle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d'esprits, l'un de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, [305] et c'est là l'esprit de justesse : l'autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là l'esprit de Géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est étendue d'esprit. Or l'un peut être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et faible.

Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de Géométrie et l'esprit de finesse. En l'un les principes sont palpables, mais éloignez de l'usage commun, de sorte qu'on a peine à tourner la teste de ce côté là manque d'habitude ; mais pour peu qu'on s'y tourne on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir tout à fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est presque impossible qu'ils échappent.

Mais dans l'esprit de finesse les principes sont dans l'usage commun, et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la teste ni de se faire violence. Il n'est question que d'avoir bonne vue : mais il faut l'avoir bonne ; car les principes [306] en sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or l'omission d'un principe mène à l'erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l'esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

Tous les géomètres seraient donc fins, s'ils avaient la vue bonne ; car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent : et les esprits fins seraient géomètres, s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de Géométrie.

Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de Géométrie : mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de Géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi [307] manier. On les voit à peine : on les sent plutôt qu'on ne les voit : on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en Géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. et ainsi il est rare que les géomètres soient fins, et que les fins soient géomètres ; à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement les choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement, et sans art ; car l'expression en passe tous les hommes, et le [308] sentiment n'en appartient qu'à peu.

et les esprits fins au contraire ayant ainsi accoutumé de juger d'une seule vue, sont si étonnez quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes stériles et qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais les esprit faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes ; autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu'aux premiers principes des choses spéculatives et d'imagination qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.

[§] La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril. [309]

[§] Il arrive souvent qu'on prend pour prouver certaines choses des exemples qui sont tels, qu'on pourrait prendre ces choses pour prouver ces exemples ; ce qui ne laisse pas de faire son effet ; car comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs. Ainsi quand on veut montrer une chose générale, on donne la règle particulière d'un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on commence par la règle générale. On trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver, et claire celle qu'on emploie à la prouver ; car quand on propose une chose à prouver, d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc obscure, et au contraire que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on l'entend aisément.

[§] Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte les objets qui se présentent à eux : mais nous le supposons bien gratuitement ; car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien [310] qu'on applique les mêmes mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient, par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par les mêmes mots, en disant l'un et l'autre qu'elle est blanche : et de cette conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité d'idée ; mais cela n'est pas absolument convainquant, quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative.

[§] Tout notre raisonnement ce réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; semblable, parce qu'elle ne raisonne point ; contraire, parce qu'elle est fausse : de sorte qu'il est bien difficile de distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie : et j'en dis de même de mon côté. On aurait besoin d'une règle. La raison s'offre ; mais elle est pliable à tous sens ; et ainsi il n'y en a point.

[§] Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle, sont à l'égard des autres, [311] comme ceux qui ont une montre à l'égard de ceux qui n'en ont point. L'un dit : il y a deux heures que nous sommes ici. L'autre dit : il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre : je dis à l'un : vous vous ennuyez ; et à l'autre : le temps ne vous dure guère ; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui disent, que le temps me dire à moi, et que j'en juge par fantaisie : ils ne savent pas que j'en juge par ma montre.

[§] Il y a en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas de même. C'est que le lieu, l'assistance, etc. les échauffe, et tire de leur esprit plus qu'ils n'y trouveraient sans cette chaleur.

[§] C'est une grand mal de suivre l'exception, au lieu de la règle. Il faut être sévère, et contraire à l'exception. Mais néanmoins comme il est certain qu'il y a des exceptions de la règle, il en faut juger sévèrement, mais justement.

[§] Il est vrai en un sens de dire que tout le monde est dans [312] l'illusion : car encore que les opinion du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa teste ; parce qu'il croit que la vérité est où elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs opinions ; mais non pas au point ils se le figurent.

[§] Ceux qui sont capables d'inventer son rares : ceux qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts. et l'on voit que pour l'ordinaire ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils méritent, et qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la vouloir avoir, et qu'ils cherchent par leurs inventions, et à traiter de mépris ceux qui n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est ; et l'on doit se contenter d'être estimé du petit nombre de ceux qui en connaissent le prix.

[§] L'esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement. De sorte qu'à faute de vrais objets, [313] il faut qu'ils s'attachent aux faux.

[§] Plusieurs choses certaines sont contredites : plusieurs passent sans contradiction. Ni la contradiction n'est marque de fausseté ; ni l'incontradiction n'est marque de vérité.

[§] César était trop vieux, ce me semble, pour s'aller amuser à conquérir le monde. Cet amusement était bon à Alexandre : c'était un jeune homme qu'ils était difficile d'arrêter : mais César devait être plus mûr.

[§] Tout le monde voit qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en bataille, etc. Mais tout le monde ne voit pas la règle des partis qui démontre qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la coutume fait tout. Mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient que les effets et qui ne voient pas les causes, sont à l'égard de ceux qui découvrent les causes, comme ceux qui n'ont que des yeux à l'égard de ceux qui ont de l'esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les raisons sont [314] visibles seulement à l'esprit. et quoique ce soit par l'esprit que ces effets là se voient, cet esprit est à l'égard de l'esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont à l'égard de l'esprit.

[§] Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents, et l'ignorance de la vanité des plaisirs absents cause l'inconstance.

[§] Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours. et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu'il est Roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'on Roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu'il serait artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agitez par ces fantômes pénibles, et qu'on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on souffrirait presque autant que se cela était véritable, et on appréhenderait le dormir, [315] comme on appréhende le réveil, quand on craint d'entrer dans de tels malheurs en effet. et en effet il serait à peu prés les mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différents, et se diversifient, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n'est pas pourtant si continue et égale, qu'elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : il me semble que je rêve : car la vie est un songe un peu moins inconstant.

[§] Mais les Princes et les Rois se jouent quelquefois. Ils ne sont pas toujours sur leurs trônes ; ils s'y ennuieraient. La grandeur a besoin d'être quittée pour être sentie.

[§] C'est une plaisante chose à considérer de ce qu'il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature s'en sont faites eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement, comme par exemple les voleurs, etc.

[§] Ces grands efforts d'esprit où [316] l'âme touche quelquefois, sont choses où elle ne se tient pas. Elle y faute seulement, mais pour retomber aussitôt.

[§] Pourvu qu'on sache la passion dominante de quelqu'un, on est assuré de lui plaire : et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien, dans l'idée même qu'il a du bien : et c'est un bizarrerie qui déconcerte ceux qui veulent gagner leur affection.

[§] Comme on se gâte l'esprit, on se gâte aussi le sentiment. On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir choisir, pour se le former et ne le point gâter ; et on ne saurait faire ce choix, si on ne l'a déjà formé, et point gâté. Ainsi cela fait un cercle, d'où bien heureux sont ceux qui sortent.

[§] On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde [317] nous surpasse visiblement. Mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder. et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut infinie dans l'un et dans l'autre cas : et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses, pourrait aussi arriver jusqu'à connaître l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Les extrémités se touchent, et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Si l'homme commençait par s'étudier lui-même, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une partie connût le tout ? Il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport, et un tel enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans l'autre et sans le tout. [318]

L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour le composer, de chaleur et d'aliments pour se nourrir, d'air pour respirer. Il voit la lumière : il sent les corps : enfin tout tombe sous son alliance.

Il faut donc pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister. et pour connaître l'air, il faut savoir par où il a rapport à la vie de l'homme.

La flamme ne subsiste point sans l'air. Donc pour connaître l'un il faut connaître l'autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

et ce qui achève peut-être notre [319] impuissance à connaître les choses, c'est qu'elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composez de deux natures opposées et de divers genre d'âme et de corps : car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle. et quand on prétendrait que nous fussions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se puisse connaître soi-même.

C'est cette composition d'esprit et de corps qui a fait que presque tous les Philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui n'appartient qu'aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu'aux corps. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu'ils aspirent à leur centre, qu'ils fuient leurs destruction, qu'ils craignent le vide, qu'ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies ; qui sont toutes choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. et en parlant [320] des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une place à une autre ; qui sont des choses qui n'appartiennent qu'aux corps, etc.

Au lieu de recevoir les idées des choses en nous, nous teignons des qualités de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait à nous croire composer toutes choses d'esprit et de corps, que ce mélange là nous serait bien compréhensible ? C'est néanmoins la chose que l'on comprend le moins. L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C'est là la comble de ses difficultés ; et cependant c'est son propre être. Modus quo corporibus adhæret spiritus comprehendi ab hominibus non potest, et hoc tamen homo est. [s. Aug. Cité de Dieu, XXI, 10]

[§] Lorsque dans les choses de la nature, dont la connaissance ne nous [321] est pas nécessaire, il y en a dont on ne sait pas la vérité, il n'est peut-être pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes ; comme par exemple la Lune à qui on attribue les changements de temps, les progrès des maladies, etc. Car c'est une des principales maladies de l'homme que d'avoir une curiosité inquiète pour les choses qu'il ne peut savoir ; et je ne sais si ce ne lui est point un moindre mal d'être dans l'erreur pour les choses de cette nature, que d'être dans cette curiosité inutile.

[§] Notre imagination nous grossit si fort le temps présent à force d'y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité, faute d'y faire réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité. et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut défendre.

[§] Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c'est là ma place au soleil : voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. [322]

[§] L'esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations ; le coeur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé, en exposant d'ordre les causes de l'amour : cela serait ridicule.

JÉSUS-CHRIST, et Saint Paul ont bine plus suivi cet ordre du coeur qui est celui de la charité que celui de l'esprit ; car leur but principal n'était pas d'instruire, mais d'échauffer. S. Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point, qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours.

[§] On ne s'imagine d'ordinaire Platon et Aristote qu'avec de grandes robes, et comme des personnages toujours graves et sérieux. C'étaient d'honnêtes gens, qui riaient comme les autres avec leurs amis. et quand ils ont fait leurs lois et leurs traités de politique, ç'a été en se jouant, et pour se divertir. C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement.

[§] Il y en a qui masquent toute [323] la nature. Il n'y a point de Roi parmi eux, mais un auguste Monarque ; point de Paris, mais une capitale du Royaume.

[§] Quand dans un discours ont trouve des mots répétés, et qu'essayant de les corriger on les trouve si propres qu'on gâterait le discours, il les faut laisser ; ç'en est la marque ; et c'est là la part de l'envie qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet endroit ; car il n'y a point de règle générale.

[§] Ceux qui font des antithèses en forçant les mots, sont comme ceux qui font de fausses fenêtre pour la symétrie. Leur règle n'est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.

[§] Il y a un modèle d'agrément et de beauté, qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. Tout ce qui n'est [324] point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

[§] Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est, qu'on sait bien quel est l'objet de la Géométrie, et quel est l'objet de la Médecine ; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter ; et à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d'or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. et on appelle ce jargon, beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton ; et au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s'empêcher d'en rire ; parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux qui ne s'y connaissent pas l'admireraient peut-être en cet équipage ; [325] et il y a bien des villages où l'on la prendrait pour la Reine : et c'est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modèle, des Reines de village.

[§] Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on entend, qui y était sans qu'on le sût ; et on se sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir. Car il ne nous fait pas montre de son bien, mais du nôtre ; et qu'ainsi ce bienfait nous le rend aimable ; outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le coeur à l'aimer.

[§] Il faut qu'il y ait dans l'éloquence de l'agréable, et du réel ; mais il faut que cet agréable soit réel.

[§] Quand on voit le style naturel, on est tout étonné, et ravi ; car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tous surpris de trouver un auteur : plus poëticè quam humane locutus [326] est [le mot est de Pétrone] Ceux là honorent bien la nature, qui lui apprennent qu'elle peut parler de tout, et même de Théologie.

[§] Dans le discours, il ne faut point détourner l'esprit d'une chose à une autre, si ce n'est pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, et non autrement ; car qui veut délasser hors de propos, lasse. On se rebute, et on quitte tout là : tant il est difficile de rient obtenir de l'homme que par le plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut.

[§] L'homme aime la malignité ; mais ce n'est pas contre les malheureux, mais contre les heureux superbes : et c'est se tromper que d'en juger autrement.

[§] L'Épigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien ; parce qu'elle ne les console pas, et ne fait que donner une point à la gloire de l'auteur. Tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta. [Horace, Épître aux Pisons, 447] Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres, et non aux âmes barbares et inhumaines. 1. C'est ici une lettre hébraïque.