Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets
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XVII. Contre Mahomet.

LA Religion Mahométane a pour fondement l'Alchoran et Mahomet. Mais ce Prophète qui devait être la dernière attente du monde a-t-il été prédit ? Et quelle marque [128] a-t-il que n'ait aussi tout homme qui se voudra dire Prophète ? Quels miracles dit-il lui même avoir faits ? Quel mystère a-t-il enseigné selon sa tradition même ? Quelle morale, et quelle félicité ?

[§] Mahomet est sans autorité. Il faudrait donc que ses raisons fussent bien puissantes ; n'ayant que leur propre force.

[§] Si deux hommes disent des choses qui paraissent basses ; mais que les discours de l'un aient un double sens entendu par ceux qui le suivent, et que les discours de l'autre n'aient qu'un seul sens ; si quelqu'un n'étant pas du secret entend discourir les deux en cette sorte, il en fera un même jugement. Mais si en suite dans le reste du discours l'un dit des choses angéliques, et l'autre toujours des choses basses et communes, et mêmes sottises, il jugera que l'un parlait avec mystère, et non pas l'autre ; l'un ayant assez montré qu'il est incapable [129] de telles sottises, et capable d'être mystérieux ; et l'autre qu'il est incapable de mystères, et capable de sottises.

[§] Ce n'est pas par ce qu'il y a d'obscur dans Mahomet, et qu'on peut faire passer pour avoir un sens mystérieux, que je veux qu'on en juge ; mais par ce qu'il y a de clair, par son paradis, et par le reste. C'est en cela qu'il est ridicule. Il n'en est pas de même de l'Écriture. Je veux qu'il y ait des obscurités ; mais il y a des clartés admirables, et des prophéties manifestes accomplies. La partie n'est donc pas égale. Il ne faut pas confondre et égaler les choses, qui ne se ressemblent que par l'obscurité et non pas par les clartés, qui méritent quand elles sont divines qu'on révère les obscurités.

[§] L'Alchoran dit que S. Matthieu était homme de bien. Donc Mahomet était faux Prophète ; ou en appelant gens de biens des méchants ; ou en ne les croyant pas sur ce qu'ils ont dit de JÉSUS-CHRIST.

[§] Tout homme peut faire ce qu'à fait Mahomet ; car il n'a point fait de miracles, il n'a point été prédit, etc. Nul homme ne peut [130] faire ce qu'à fait JÉSUS-CHRIST.

[§] Mahomet s'est établi en tuant ; JÉSUS-CHRIST en faisant tuer les siens. Mahomet en défendant de lire ; JÉSUS-CHRIST en ordonnant de lire. Enfin cela est si contraire, que si Mahomet a pis la voie de réussir humainement, JÉSUS-CHRIST a pris celle de périr humainement. Et au lieu de conclure, que puisque Mahomet a réussi, JÉSUS-CHRIST a bien pu réussir ; il faut dire, que puisque Mahomet a réussi, le Christianisme devait périr, s'il n'eût été soutenu par une force toute divine.

XVIII. Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres.

DIEU a voulu racheter les hommes, et ouvrir le salut ceux qui le chercheraient. Mais les hommes s'en rendent si indignes, qu'il est [131] juste qu'il refuse à quelques uns à cause de leur endurcissement ce qu'il accorde aux autres par une miséricorde qui ne leur est pas due. S'il eût voulu surmonter l'obstination des plus endurcis, il l'eût pu, en se découvrant si manifestement à eux, qu'ils n'eussent pu douter de la vérité de son existence ; et c'est ainsi qu'il paraîtra au dernier jour, avec un tel éclat de foudres, et un tel renversement de la nature, que les plus aveugles le verront.

Ce n'est pas en cette sorte qu'il a voulu paraître dans son avènement de douceurs ; parce que tant d'hommes se rendants indignes de sa clémence, il a voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne veulent pas. Il n'était donc pas juste qu'il parût d'une manière manifestement divine, et absolument capable de convaincre tous les hommes ; mais il n'était pas juste aussi qu'il vînt d'une manière si cachée qu'il ne pût être reconnu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à ceux-là : et ainsi [132] voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur coeur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur coeur, il tempère sa connaissance, en sorte qu'il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent, et obscures à ceux qui ne le cherchent pas.

[§] Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d'obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.

Il y a assez de clarté pour éclairer les élus, et assez d'obscurité pour les humilier.

Il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés, et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.

[§] Si le monde subsistait pour instruire l'homme de l'existence de Dieu, sa divinité y reluirait de toutes parts d'une manière incontestable. Mais comme il ne subsiste que par JÉSUS-CHRIST, et pour JÉSUS-CHRIST, et pour instruire les hommes et de leur corruption, et de leur Rédemption, tout y éclate des preuves [133] de ces deux vérités. Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence manifeste de Divinité ; mais la présence d'un Dieu qui se cache ; tout porte ce caractère.

[§] S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l'absence de toute Divinité, qu'à l'indignité où seraient les hommes de le connaître. Mais de ce qu'il paraît quelquefois et non pas toujours, cela ôte l'équivoque. S'il paraît une fois, il est toujours. Et ainsi on n'en peut conclure autre chose, sinon qu'il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.

[§] Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l'esprit. Or la clarté parfaite ne servirait qu'à l'esprit, et nuirait à la volonté.

[§] S'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sentirait pas sa corruption. S'il n'y avait point de lumière, l'homme n'espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et découvert en [134] partie, puisqu'il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

[§] Tout instruit l'homme de sa condition ; mais il le faut bien entendre ; car il n'est pas vrai que Dieu se découvre en tout ; et il n'est pas vrai qu'il se cache en tout. Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache à ceux qui le tentent, et qu'il se découvre à ceux qui le cherchent ; parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu, et capables de Dieu ; indignes par leur corruption ; capables par leur première nature.

[§] Il n'y a rien sur la terre qui ne montre ou la misère de l'homme, ou la miséricorde de Dieu, ou l'impuissance de l'homme sans Dieu, ou la puissance de l'homme avec Dieu.

[§] Tout l'univers apprend à l'homme, ou qu'il est corrompu, ou qu'il est racheté. Tout lui apprend sa grandeur, ou sa misère. L'abandon de Dieu paraît dans les Païens, la protection de Dieu paraît dans les Juifs. [135]

[§] Tout tourne en bien pour les élus jusqu'aux obscurités de l'Écriture ; car ils les honorent, à cause des clartés divines qu'ils y voient : et tout tourne en mal aux réprouvés jusqu'aux clartés ; car ils les blasphèment, à cause des obscurités qu'ils n'entendent pas.

[§] Si JÉSUS-CHRIST n'était venu que pour sanctifier, toute l'Écriture et toutes choses y tendraient, et il serait bien aisé de convaincre les infidèles. Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isaïe, nous ne pouvons convaincre l'obstination des infidèles : mais cela ne fait rien contre nous, puisque nous disons, qu'il n'y a point de conviction dans toute la conduite de Dieu, pour les esprits opiniâtres, et qui ne recherchent pas sincèrement la vérité.

[§] JÉSUS-CHRIST est venu, afin que ceux qui ne voyaient point vissent, et que ceux qui voyaient devinssent aveugles : il est venu guérir les malades, et laisser mourir les sains ; appeler les pécheurs à la [136] pénitence et les justifier, et laisser ceux qui se croyaient justes dans leurs péchez ; remplir les indignes, et laisser les riches vides.

[§] Que disent les Prophètes de JÉSUS-CHRIST ? qu'il sera évidemment Dieu ? Non : mais qu'il est un dieu véritablement caché ; qu'il sera méconnu ; qu'on ne pensera point que ce soit lui ; qu'il sera une pierre d'achoppement, à laquelle plusieurs heurteront, etc.

[§] C'est pour rendre le Messie connaissable aux bons, et méconnaissable aux méchants que Dieu l'a fait prédire de la sorte. Si la manière du Messie eût été prédite clairement, il n'y eût point eu d'obscurité même pour les méchants. Si le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obscurité même pour les bons ; car la bonté de leur coeur ne leur eût pas fait entendre qu'un , [1] par exemple, signifie 600. ans. Mais le temps a été prédit clairement, et la manière en figures.

Par ce moyen les méchants prenant les biens promis pour des biens [137] temporels s'égarent malgré le temps prédit clairement, et les bons ne s'égarent pas ; car l'intelligence des biens promis dépend du coeur qui appelle bien ce qu'il aime ; mais l'intelligence du temps promis ne dépend point du coeur ; et ainsi la prédiction claire du temps, et obscure des biens ne trompe que les méchants.

[§] Comment fallait-il que fût le Messie, puisque par lui les sceptre devait être éternellement en Juda, et qu'à son arrivée les sceptre devait être ôté de Juda ?

Pour faire qu'en voyant ils ne voient point, et qu'entendant ils n'entendent point, rien ne pouvait être mieux fait.

[§] Au lieu de se plaindre de ce que Dieu s'est caché, il faut lui rendre grâce de ce qu'il s'est pas découvert aux sages ni aux superbes indignes de connaître un Dieu si saint.

[§] La Généalogie de JÉSUS-CHRIST dans l'Ancien Testament est mêlée parmi tant d'autres inutiles qu'on ne [138] peut presque la discerner. Si Moïse n'eût tenu registre que des ancêtres de Jésus-Christ, cela eût été trop visible. Mais après tout, qui regarde de prés, voit celle de JÉSUS-CHRIST bien discernée par Thamar, Ruth, etc.

[§] Les faiblesses les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent bien les choses. Par exemple, les deux Généalogie de S. Matthieu, et de S. Luc ; il est visible que cela n'a pas été fait de concert.

[§] Qu'on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en faisons profession. Mais que l'on reconnaisse la vérité de la Religion dans l'obscurité même de la Religion, dans le peu de lumière que nous en avons, et dans l'indifférence que nous avons de la connaître.

[§] S'il n'y avait qu'une Religion, Dieu serait trop manifeste ; s'il n'y avait de Martyrs qu'en notre Religion, de même.

[§] JÉSUS-CHRIST pour laisser les méchants dans l'aveuglement, ne dit [139] pas qu'il n'est point de Nazareth, ni qu'il n'est point fils de Joseph.

[§] Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, la vérité demeure aussi parmi les opinions communes sans différence à l'extérieur. Ainsi l'Eucharistie parmi le pain commun.

[§] Si la miséricorde de Dieu est si grande, qu'il nous instruit salutairement, même lorsqu'il se cache, quelle lumière n'en devons nous pas attendre lorsqu'il se découvre ?

[§] On n'entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne prend pour principe qu'il aveugle les uns, et qu'il éclaire les autres.

[139]

XIX. Que les vrais Chrétiens et les vrais Juifs n'ont qu'une même Religion.

LA Religion des Juifs semblait consister essentiellement en la paternité d'Abraham, en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémonies, [140] en l'Arche, au Temple de Jérusalem, et enfin en la loi, et en l'alliance de Moïse.

Je dis, qu'elle ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en l'amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses.

Que Dieu n'avait point d'égard au peuple charnel qui devait sortir d'Abraham.

Que les Juifs seront punis de Dieu comme les étrangers s'ils l'offensent. Si vous oubliez Dieu, et que vous suiviez des dieux étrangers, je vous prédis, que vous périrez de la même manière que les nations que Dieu a exterminées devant vous. (Deuter. 8. 19. 20.)

Que les étrangers seront reçus de Dieu comme les Juifs, s'ils l'aiment.

Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de Dieu, et non d'Abraham. Vous êtes véritablement notre Père, et Abraham ne nous a pas connus, et Israël n'a pas eu connaissance de nous ; mais c'est vous qui êtes notre Père, et notre rédempteur. (Is. 63. 16.)

Moïse même leur a dit, que Dieu [141] n'accepterait pas les personnes. Dieu, dit-il, n'accepte pas les personnes, ni les sacrifices. (Deuter. 10. 7.)

Je dis, que la circoncision du coeur est ordonnée. Soyez circoncis du coeur ; retranchez les superfluités de votre coeur, et ne vous endurcissez plus ; car votre Dieu est un Dieu grand, puissant, et terrible, qui n'accepte pas les personnes. (Deut. 10. 16. 17. ; Ierem. 4. 4.)

Que Dieu dit, qu'il le ferait un jour. Dieu te circoncira le coeur, et à tes enfants, afin que tu l'aime de tout ton coeur. (Deut. 30. 6.)

[§] Je dis, que la circoncision était une figure ; qui avait été établie, pour distinguer le peuple Juifs de toutes les autres nations.

Et de là vient qu'étant dans le désert, ils ne furent pas circoncis, parce qu'ils ne pouvaient se confondre avec les autres peuples ; et que depuis que JÉSUS-CHRIST est venu cela n'est plus nécessaire. [142]

Que l'amour de Dieu est recommandé en tout. Je prends à témoin le ciel et la terre que j'ai mis devant vous la mort et la vie ; afin que vous choisissiez la vie, et que vous aimiez Dieu, et que vous lui obéissiez ; car c'est Dieu qui est votre vie. (Deut. 30. 19. 20.)

Il est dit, que les Juifs faute de cet amour seraient réprouvés pour leurs crimes, et les Païens élus en leur place. Je me cacherai d'eux dans la vue de leurs derniers crimes ; car c'est une nation méchante et infidèle. (Deut. 32. 20. 21.) Ils m'ont provoqué à courroux par les choses que ne sont point des Dieux ; et je les provoquerai à jalousie par un peuple qui n'est pas mon peuple, et par une nation sans science et sans intelligence. (Is. 65.)

Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien est d'être uni à Dieu. (Ps. 72.)

Que leurs fêtes déplaisent à Dieu. (Amos. 5. 21.)

Que les sacrifices des Juifs déplaisent à Dieu, et non seulement des méchants Juifs, mais qu'il ne plaît pas même en ceux des bons, comme il paraît par le Psaume 49. où, avant que d'adresser son discours aux méchants par ces paroles, Peccatori autem dixit Deus, il dit qu'il ne veut point des sacrifices des bêtes, ni de leur sang.

Que les sacrifices des Païens seront reçus de Dieu ; et que Dieu retirera sa volonté des sacrifices des Juifs. (Malac. 1. 11. ; I Rois. 15. 22. ; Ozée 6. 6.)

Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie ; et que l'ancienne sera rejetée. (Ierem. 31. 31.)

Que les anciennes choses seront oubliées. (Is. 43. 18. 19.)

Qu'on en se souviendra plus de l'Arche. (Ierem. 3. 16.)

Que le temple serait rejeté. (Ierem. 7. 12. 13. 14.)

Que les sacrifices seraient rejetés, et d'autres sacrifices purs établis. (Malach. 1. 10. 11.)

Que l'ordre de la sacrificature d'Aaron sera réprouvé, et celle de Melchisedech introduite par le Messie. (Ps. 109.)

Que cette sacrificature serait éternelle. (ibid.)

Que Jérusalem serait réprouvée, et un nouveau nom donné. (Is. 65.)

Que ce dernier nom serait meilleurs que celui des Juifs, et éternel. (Is. 56. 5.) [143]

Que les Juifs devaient être sans Prophètes, sans Rois, sans Princes, sans sacrifices, sans autel. (Ozée 3. 4.)

Que les Juifs subsisteraient toujours néanmoins en peuple. (Ierem. 31. 36.)

[144]

XX. On ne connaît Dieu utilement que par Jésus-Christ.

LA plupart de ceux qui entreprennent de prouver la Divinité aux impies, commencent d'ordinaire par les ouvrages de la nature, et ils y réussissent rarement. Je n'attaque pas la solidité de ces preuves consacrées par l'Écriture sainte : elles sont conformes à la raison ; mais souvent elles ne sont pas assez conformes, et assez proportionnées à la disposition de l'esprit de ceux pour qui elles sont destinées.

Car il faut remarquer qu'on n'adresse pas ce discours à ceux qui ont la foi vive dans le coeur, et qui voient incontinent, que tout ce qui [145] est, n'est autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent. C'est à eux que toute la nature parle pour son auteur, et que les Cieux annoncent la gloire de Dieu. Mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte, et dans lesquels on a dessein de la faire revivre ; ces personnes destituées de foi, et de charité, qui ne trouvent que ténèbres et obscurité dans toute la nature ; il semble que ce ne soit pas le moyen de les ramener, que de ne leur donner pour preuves de ce grand et important sujet que le cours de la Lune ou des planètes, ou des raisonnements communs, et contre lesquels ils se sont continuellement roidis. L'endurcissement de leur esprit les a rendus sourds à cette voix de la nature, qui a retenti continuellement à leurs oreilles ; et l'expérience fait voir, que bien loin qu'on les emporte par ce moyen, rien n'est plus capable au contraire de les rebuter, et de leur ôter l'espérance de trouver la vérité, que de prétendre les en convaincre seulement par ces sortes de raisonnements, et de leur [146] dire, qu'ils y doivent voir la vérité à découvert.

Ce n'est pas de cette sorte que l'Écriture, qui connaît mieux que nous les choses qui sont de Dieu, en parle. Elle nous dit bien, que la beauté des créatures fait connaître celui qui en est l'auteur ; mais elle ne nous dit pas, qu'elles fassent cet effet dans tout le monde. Elle nous avertit au contraire, que quand elles le font, ce n'est pas par elles mêmes, mais par la lumière que Dieu répand en même temps dans l'esprit de ceux à qui il se découvre par ce moyen. Quod notum est Dei, manifestatum est in illis, Deus enim illis manifestavit (Rom. 1. 19.). Elle nous dit généralement, que Dieu est un Dieu caché, Vere tu es Deus absconditus [N.D.C. Is. 45, 15] ; et que depuis la corruption de la nature, il a laissé les hommes dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par JÉSUS-CHRIST, hors duquel toute communication avec Dieu nous est ôtée. Nemo novit patrem nisi filius, aut cui volueri filius revelare (Matth. 11. 27).

C'est encore ce que l'Écriture [147] nous marque, lorsqu'elle nous dit en tant d'endroits, que ceux qui cherchent Dieu le trouve ; car on ne parle point ainsi d'une lumière claire et évidente : on ne la cherche point ; elle se découvre, et se fait voir d'elle même.

[§] Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu'elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques uns, ce ne serait que pendant l'instant qu'ils voient cette démonstration ; mais une heure après ils craignent de s'être trompés. Quod curiositate cognoverint, superbiâ amiserunt. [N.D.C. cf. Aug., Serm. CXLI In Jn 14, 6, II, 2, P. L. 38, 777, li. 9 : quod curiositate invenerunt, superbia perdiderunt]

D'ailleurs ces sortes de preuves ne nous peuvent conduire qu'à une connaissance spéculative de Dieu, et ne le connaître que de cette sorte, c'est ne le connaître pas.

La Divinité des Chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités Géométriques et de l'ordre des éléments ; c'est la part des Païens. Elle ne consiste pas simplement en un Dieu qui exerce sa [148] providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d'années à ceux qui l'adorent ; c'est le partage des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham, et de Jacob, le Dieu des Chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation : c'est un Dieu qui remplit l'âme et le coeur de ceux qu'il possède : c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au fonds de leur âme, qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour ; qui les rend incapables d'autre fin que de lui-même.

Le Dieu des Chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme, qu'il est son unique bien, que tout son repos est en lui, et qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent et l'empêchent de l'aimer de toutes ses forces. L'amour propre et la concupiscence qui l'arrêtent lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir, qu'elle a ce fonds d'amour propre, et que lui seul l'en peut guérir. [149]

Voilà ce que c'est que de connaître Dieu en Chrétien. Mais pour le connaître de cette manière, il faut connaître en même temps sa misère, son indignité, et le besoin qu'on a d'un médiateur pour se rapprocher de Dieu, et pour s'unir à lui. Il ne faut point séparer ces connaissances ; parce qu'étant séparées, elles sont non seulement inutiles, mais nuisibles. La connaissance de Dieu sans celle de notre misère fait l'orgueil. La connaissance de notre misère sans celle de JÉSUS-CHRIST fait le désespoir. Mais la connaissance de Jésus-Christ nous exempte et de l'orgueil, et du désespoir ; parce que nous y trouvons Dieu, nôtre misère, et la voie unique de la réparer.

Nous pouvons connaître Dieu, sans connaître nos misères ; ou nos misères, sans connaître Dieu ; ou même Dieu et nos misères, sans connaître le moyen de nous délivrer des misères qui nous accablent. Mais nous ne pouvons connaître JÉSUS-CHRIST, sans connaître tout [150] ensemble et Dieu, et nos misères, et le remède de nos misères ; parce que JÉSUS-CHRIST n'est pas simplement Dieu, mais que c'est un Dieu réparateur de nos misères.

Ainsi tous ceux qui cherchent Dieu sans JÉSUS-CHRIST, ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou qui leur soit véritablement utile. Car, ou ils n'arrivent pas jusqu'à connaître qu'il y a un Dieu ; ou, s'ils y arrivent, c'est inutilement pour eux ; parce qu'ils se forment un moyen de communiquer sans médiateur avec ce Dieu qu'ils ont connu sans médiateur. De sorte qu'ils tombent ou dans l'Athéisme, ou dans le Déisme, qui sont deux choses que la Religion Chrétienne abhorre presque également.

Il faut donc tendre uniquement à connaître JÉSUS-CHRIST, puisque c'est par lui seul que nous pouvons prétendre connaître Dieu d'une manière qui nous soit utile.

C'est lui qui est le vrai Dieu des hommes, c'est-à-dire des misérables, et des pécheurs. Il est le [151] centre de tout, et l'objet de tout ; et qui ne le connaît pas, ne connaît rien dans l'ordre du monde, ni dans soi même. Car non seulement nous ne connaissons Dieu que par JÉSUS-CHRIST, mais nous ne nous connaissons nous mêmes que par JÉSUS-CHRIST.

Sans JÉSUS-CHRIST il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère ; avec JÉSUS-CHRIST l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est tout notre bonheur, notre vertu, notre vie, notre lumière, notre espérance ; et hors de lui il n'y a que vice, misère, ténèbres, désespoir, et nous ne voyons qu'obscurité et confusion dans la nature de Dieu, et dans notre propre nature.

[152]

XXI. Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme à l'égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses.

RIEN n'est plus étrange dans la nature de l'homme que les contrariétés que l'on y découvre à l'égard de toutes choses. Il est fait pour connaître la vérité ; il la désire ardemment, il la cherche ; et cependant quand il tâche de la saisir, il s'éblouit et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de lui en disputer la possession. C'est ce qui a fait naître les deux sectes de Pyrrhoniens et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l'homme toute connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer ; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables qu'elles augmentent la confusion et l'embarras de l'homme, lorsqu'il n'a [ 153] point d'autre lumière que celle qu'il trouve dans sa nature.

Les principales raisons des Pyrrhoniens sont, que nous n'avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or, disent-ils, ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité ; puis que n'y ayant point de certitude hors la foi ; si l'homme est créé par un Dieu bon, ou par un démon méchant, s'il a esté de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard, il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains selon nôtre origine. De plus, que personne n'a d'assurance hors la foi, s'il veille, ou s'il dort ; vu que durant le sommeil on ne croit pas moins fermement veiller, qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements ; on sent couler le temps, on le mesure ; et enfin on agit de même qu'éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu, ou, quoiqu'il [154] nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étants alors des illusions, qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on rêve souvent qu'on rêve en entassant songes sur songes ?

Je laisse les discours que font les Pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l'éducation, des moeurs, des pays, et les autres choses semblables, qui entraînent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements.

L'unique fort des Dogmatistes, c'est qu'en parlant de bonne foi et sincèrement on ne peut douter des principes naturels. Nous connaissons, disent-ils, la vérité, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse ; et c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes. C'est en vain que le [155] raisonnement qui n'y a point de part essaye de les combattre. Les Pyrrhoniens qui n'ont que cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, matière, est aussi ferme qu'aucune de celle que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances d'intelligences et de sentiment qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite, qu'il n'y a point deux nombres carrés, dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent ; les propositions se concluent ; le tout avec certitude, quoique par [156] différentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment, et à l'intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu'il serait ridicule que l'intelligence demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu'à humilier la raison qui voudrait juger de tout ; mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte : toutes les autres ne peuvent être acquises que par le raisonnement.

Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au Dogmatisme, ou au Pyrrhonisme ; car qui penserait demeurer neutre serait Pyrrhonien par excellence : [157] cette neutralité est l'essence du Pyrrhonisme ; qui n'est pas contr' eux est excellemment pour eux. Que sera donc l'homme en cet état ? Doutera-t-il de tout ? Doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera-t-il s'il est ? On n'en saurait venir là : et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de Pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira-t-il au contraire, qu'il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, n'en peut montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise ?

Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond les Pyrrhoniens, et la raison confond les Dogmatistes. Que deviendrez-vous donc, ô hommes, qui cherchez votre véritable condition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune.

Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité. Considérons-le maintenant à l'égard de la félicité qu'il [158] recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions. Car tous les hommes désirent d'être heureux ; cela est sans exception. Quelques différents moyens qu'il y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendant.

Et cependant depuis un si grand nombre d'années, jamais personne sans la foi n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, Princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieillards, jeunes ; forts, faibles ; savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous temps, de tous âges, et de toutes conditions.

Une épreuve si longue, si continuelle, et si uniforme devrait bien nous convaincre de l'impuissance où nous sommes, d'arriver au bien par [159] nos efforts. Mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence ; et c'est de là que nous attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais ; l'espérance nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu'à la mort qui en est le comble éternel.

C'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ai esté capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, êtres, éléments, plantes, animaux, insectes, maladies, guerre, vices, crimes, etc. L'homme estant déchu de son état naturel, il n'y a rien à quoi il n'ait esté capable de se porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu'à sa destruction propre, toute contrainte qu'elle est à la raison et à la nature tout ensemble.

Les uns ont cherché la félicité dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les [160] autres dans les voluptés. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes, et ceux qu'ont appelle Philosophes n'ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approché ont considéré, qu'il est nécessaire que le bien universel que tous les hommes désirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui estant partagées affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent par la jouissants de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution, et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré. Ils l'ont compris, mais ils ne l'ont pu trouver ; et au lieu d'un bien solide et effectif, ils n'ont embrassé que l'image creuse d'une vertu fantastique.

Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous. Nos passions nous [161] poussent au dehors, quand même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux- mêmes, et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Ainsi les Philosophes ont beau dire : rentrez en vous mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas ; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent Stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements ?

Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois, et que puisque le désir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux qu'il possède, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter.

[§] La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir Dieux. Les autres ont voulu y renoncer à la raison, et devenir bêtes. [162] Mais ils ne l'ont pu ni les uns ni les autres ; et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l'injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent : et les passions sont toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y renoncer.

Voilà ce que peut l'homme par lui même et par ses propres efforts à l'égard du vrai, et du bien. Nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout le Dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le Pyrrhonisme. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables et de certitude et de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir, que pour nous faire sentir, d'où nous sommes tombés.

[§] Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu ? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ?

[§] L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et sent en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut retrouver. Il le cherche par tout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

C'est la source des combats des Philosophes, dont les uns ont pris à tâche d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion. Car la misère de l'homme se conclut de sa grandeur et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur ; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force, qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur, n'a servi que d'un argument aux autres, pour conclure la misère ; puis que c'est être d'autant plus misérable, qu'on est [164] tombé de plus haut : et les autres au contraire. Ils se sont élevés les uns sur les autres par un cercle sans fin, estant certain qu'à mesure que les hommes ont plus de lumière ils découvrent de plus en plus en l'homme de la misère et de la grandeur. En un mot l'homme connaît qu'il est misérable. Il est donc misérable, puis qu'il le connaît ; mais il est bien grand, puis qu'il connaît qu'il est misérable.

Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, amas d'incertitudes ; gloire, et rebut de l'univers. S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredits toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne, qu'il est un monstre incompréhensible.

[165]

XXII. Connaissance générale de l'homme.

La première chose qui s'offre à l'homme, quand il regarde, c'est son corps, c'est à dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au dessus de lui, et tout ce qui est au dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.

Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent. Qu'il contemple la nature dans sa haute et pleine majesté. Qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle, pour éclairer l'univers. Que la terre lui paroisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit. Et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui même n'est qu'un point très délicat, à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais [166] si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie, dont le centre est par tout, la circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l'homme estant revenu à soi, considère ce qu'il est, au prix de ce qui est. Qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que de ce que lui paraîtra ce petit cachot, où il se trouve logé, c'est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les Royaumes, les villes, et soi- même son juste prix.

Qu'est-ce qu'un homme dans [167] l'infini ? Qui le peut comprendre ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes. Que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces, et ses conceptions ; et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être, que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui peindre non seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature, dans l'enceinte de cet atome imperceptible. Qu'il y voie un infinité de mondes, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même [168] proportion que le monde visible ; dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos. qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse, que les autres par leur étendue. Car, qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soi maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut arriver ?

Que si considérera de la sorte, s'effrayera sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donné entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je croix que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence, qu'à les rechercher avec présomption. [169]

Car enfin, qu'est-ce l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes ; et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré, que de l'infini où il est englouti.

Son intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que son corps dans l'étendue de la nature ; et tout ce qu'elle peut faire est d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel d'en connaître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, et portées jusqu'à l'infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend ; nul autre ne le peut faire.

Cet état qui tient le milieu entre les extrêmes. Trop de bruit nous assourdit ; trop de lumière nous éblouit ; trop de distance, é trop de proximité [170] empêchent la vue ; trop de longueur, et trop de breveté obscurcissent un discours ; trop de plaisir incommode ; trop de consonances déplaisent. Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieilles empêchent l'esprit ; trop et trop peu de nourritures troublent ses actions ; trop et trop peu d'instruction l'abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous ; comme si elles n'étaient pas ; et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui resserre nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas ; incapables de savoir tout, et d'ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants entre l'ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle, et échappe nos prises ; il se [171] dérobe, et fuit d'une fuite éternelle : rien ne le peut arrêter. C'est nôtre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d'approfondir tout, et d'édifier une tour, qui s'élève jusqu'à l'infini. Mais tout notre édifice craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

[171]

XXIII. Grandeur de l'homme.

JE puis bien concevoir un homme sans mains, sans pieds ; et je le concevrais même sans teste; si l'expérience ne m'apprenait que c'est par là qu'il pense. C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne le peut concevoir.

[§] Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main ? Est-ce le bras ? Est-ce la chair ? Est-ce le sang ? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'immatériel.

[§] L'homme est si grand, que sa grandeur parois même en ce qu'il [172] se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c'est être misérable, que de se connaître misérable ; mais c'est aussi être grand, que de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand Seigneur, misères d'un Roi dépossédé.

[§] Qui se trouve malheureux de n'être pas Roi, sinon un Roi dépossédé ? Trouverait-on Paul Émile malheureux de n'être plus consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu'il était heureux de l'avoir été ; parce que sa condition n'était pas de l'être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n'être plus Roi, parce que sa condition était de l'être toujours, qu'on trouvait étrange qu'il pût supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n'avoir qu'une bouche ? Et qui ne se trouve malheureux de n'avoir qu'un oeil ? On ne s'est peut être jamais avisé de s'affliger de n'avoir pas trois yeux ; mais on est inconsolable de n'en avoir qu'un. [173]

[§] Nous avons un si grande idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une âme : et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

Si d'un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande marque de leur misère, et de leur bassesse, c'en est une aussi de leur excellence. Car quelques possessions qu'il ait sur la terre, de quelque santé et commodité essentielle qu'il jouisse, il n'est pas satisfait s'il n'est dans l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que quelque avantage qu'il ait dans le monde, il se croit malheureux, s'il n'est placé aussi avantageusement dans la raison de l'homme. C'est la plus belle place du monde : rien ne le peut détourner de ce désir ; et c'est la qualité la plus ineffaçable du coeur de l'homme. Jusque là que ceux qui méprisent le plus les hommes et qui les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, et se contredisent à eux mêmes par leur [174] propre sentiment ; leur nature qui est plus forte que toute leur raison les convainquant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse.

[§] L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. voilà le principe de la morale.

[§] Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. [175] Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et l'autre.

[§] Que l'homme donc s'estime son prix. Qu'il s'aime ; car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu'il se méprise parce que cette capacité est vide ; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse ; qu'il s'aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité, et d'être heureux ; mais il n'a point de vérité ou constante ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l'homme à désirer d'en trouver, à être prêt et dégagé de passions pour la suivre où il la trouvera ; et sachant combien sa connaissance s'est obscurcie par les passions, je voudrais qu'il haït en soi la concupiscence qui la détermine d'elle même ; afin qu'elle ne l'aveuglât point en faisant son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi.

[176]

XXIV. Vanité de l'homme.

NOUS ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous, et en notre propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire ; et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver cet être imaginaire, et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être d'imagination : nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre ; et nous serions volontiers poltrons, pour acquérir la réputation d'être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre, et de renoncer souvent à l'un pour l'autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme. [177]

[§] La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chose qu'on l'attache, même à la mort, on l'aime.

[§] L'orgueil contrepèse toutes nos misères. Car, ou il les cache, ou s'il les découvre, il se glorifie de les connaître.

[§] L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au lieu de nos misères et de nos erreurs, que nous perdons même la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.

[§] La vanité est si ancrée dans le coeur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante, et veut avoir ses admirateurs. Et les Philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire, veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de l'avoir lu ; et moi qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie ; et peut être que ceux qui le liront l'auront aussi.

[§] Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, et qui nous tiennent à la gorge, nous avons [178] un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.

[§] Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains, que l'estime qui nous environnent nous amuse et nous contente.

[§] La chose la plus important à la vie c'est le choix d'un métier. Le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, [179] les soldats, les couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on ; et en parlant des soldats, ils sont bien fous, dit-on. Et les autres au contraire ; il n'y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers, et mépriser tous les autres, on choisit ; car naturellement on aime la vertu, et l'on haït l'imprudence. Ces mots nous émeuvent : on ne pèche que dans l'application : et la force de la coutume est si grande, que des pays entiers sont tous de maçons, d'autres tous de soldats. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est donc la coutume qui fait cela, et qui entraîne la nature. Mais quelque fois aussi la nature la surmonte, et retient l'homme dans son instinct, malgré toute la coutume bonne ou mauvaise.

[§] La curiosité n'est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler. On ne voyagerait pas sur la mer pour le seul plaisir de voir, sans espérance de s'en entretenir jamais avec personne.

[§] On ne se soucie pas d'être estimé dans les villes où l'on ne fait que passer ; mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s'en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.

[§] Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

[§] Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent, et comme pour le hâter ; ou nous rappelons le passé [180] pour l'arrêter comme trop prompt. Si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas à nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent d'ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine sa pensée. Il la trouvera toûjours occupée au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre des lumières, pour disposer l'avenir. Le présent n'est jamais notre but. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous espérons de vivre ; [181] et nous disposant toûjours à être heureux, il est indubitable que nous ne le serons jamais, si nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut jouir en cette vie.

[§] Notre imagination nous grossit si fort le temps présent à force d'y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité manque d'y faire réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité. Et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut défendre.

[§] Cromwell allait ravager toute la Chrétienté : la famille Royale était perdue, et la sienne à jamais puissante ; sans un petit grain de sable qui se mit dans son urètre. Rome même allait trembler sous lui. Mais ce petit gravier, qui n'était rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissé, et le Roi rétabli.

[182]

XXV. Faiblesse de l'homme.

CE qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition ; non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est ; mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art qu'on se vante toujours d'avoir. Il est bon qu'il y ait beaucoup de ces gens là au monde ; afin de montrer que l'homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et qu'il est au contraire dans la sagesse naturelle.

[§] La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas, qu'en ceux qui la connaissent. [183]

[§] Si on est trop jeune, on ne juge pas bien. Si on est trop vieil, de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et l'on ne peut trouver la vérité.

Si l'on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu. Si trop longtemps après, on n'y entre plus.

Il n'y a qu'un point indivisible, qui soit le véritable lieu de voir les tableaux. Les autres sont trop prés, trop loins, trop hauts, trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale qui l'assignera.

[§] Cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion, est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais estant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler [184] et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, et ses malheureux ; ses sains, ses malades ; ses riches, ses pauvres ; ses fous, et ses sages : et rien ne nous dépite davantage, que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison, les habiles par imagination se plaisant tout autrement en eux mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire. Ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants : tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend contents ; à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables. L'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte.

Qui dispense la réputation ? Qui [185] donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion ? Combien toutes les richesses de la terre sont elles insuffisantes sans son contentement ?

L'opinion dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione Regina del mundo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal s'il y en a.

[§] On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du Pôle renversent toute la Jurisprudence. Un Méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice qu'une rivière ou une Montaigne borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.

[§] L'art de bouleverser les États est d'ébranler les coutumes établies, en fondant jusques dans leur source, pour y faire remarquer le défaut [186] d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre. Rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple preste l'oreille à ces discours ; il secoue le joug dés qu'il le reconnaît ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais par un défaut contraire les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple.

[§] Le plus grand Philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut pour marcher à son ordinaire, s'il y a au dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâtir et suer. Je ne veux pas rapporter tous les effets. Qui ne sait qu'il y en a à qui la vue des chats, des rats, l'écrasement d'un charbon emportent la raison hors des gonds ?

[§] Ne diriez-vous pas que ce [187] Magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter aux vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans la place où il doit rendre la justice. La voilà prêt à ouïr avec une gravité exemplaire. Si l'Avocat vient à paraître, et que la nature lui ait donné une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que le barbier l'ait mal rasé, et que le hasard l'ait encore barbouillé, je parie la perte de la gravité du Magistrat.

[§] L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indépendant, qu'il ne soit sujet a être troublé par le moindre tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez [188] qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient la raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les Royaumes.

[§] Nous avons un autre principe d'erreur, savoir les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y fassent impression à proportion.

Notre propre intérêts est encore un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux. L'affection ou la haine changent la justice. En effet, combien un Avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide ? Mais par une autre bizarrerie de l'esprit humain, j'en sais qui pour ne pas tomber dans cet amour propre ont esté les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents.

[§] La justice et la vérité sont [189] deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop émoussez pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout au tour, plus sur le faux que sur le vrai.

[§] Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser. Les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent, ou de suivre les fausses impressions de leur enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles.

Qui tient le juste milieu ? Qu'il paroisse, et qu'il le prouve. Il n'y a principe quelque naturel qu'il puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez crû dés l'enfance qu'un coffre était vide lorsque vous n'y voyiez rien, vous avez crû le vide possible : c'est une illusion de vos sens fortifiée par la coutume, qu'il faut que la science corrige. Et les autres disent au [190] contraire : parce qu'on vous a dit dans l'école, qu'il n'y a point de vide, on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé, les sens ou l'instruction ?

[§] toutes les occupations des hommes sont a avoir du bien ; et le titre par lequel ils le possèdent n'est dans son origine que la fantaisie de ceux qui ont fait les lois. Ils n'ont aussi aucune force pour le posséder sûrement : mille accidents le leur ravissent. il en est de même de la science : la maladie nous l'ôte.

[§] L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs ineffaçables sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l'abuse. Les deux principes de vérité, la raison, et les sens, outre qu'ils manquent souvent de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences : et cette même piperie qu'ils lui apportent, ils la reçoivent d'elle à leur tour : elle [191] s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les sens, et leur font des impressions fâcheuses. Ils mentent, et se trompent à l'envi.

[§] Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? Dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leur pères, comme la chasse dans les animaux.

Une différente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par expérience. Et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la coutume ineffaçables à la nature. Cela dépend de la disposition.

Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette nature, ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.


[192]

XXVI. Misère de l'homme.

Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l'agitation perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.

L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort, et l'embarrasse si étrangement, qu'elle ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans [193] réflexion, en s'occupant de choses qui l'empêchent d'y penser.

C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe temps, dans lesquels on n'a en effet pour but que d'y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi même, et d'éviter en perdant cette partie de la vie l'amertume et le dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l'attention que l'on ferait sur soi même durant ce temps-là. L'âme ne trouve rien en elle qui la contente. Elle n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l'application aux choses extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir, et d'être avec soi.

On charge les hommes dés l'enfance du soin de leur honneur, de leurs biens, et même du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. [194] On les accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices, et des arts. On les charge d'affaires : on leur fait entendre, qu'ils ne sauraient être heureux, s'ils ne font en sorte par leur industrie et par leur soin, que leur fortune, leur honneur, et même la fortune et l'honneur de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dés la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez vous ce qu'on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors ils se verraient, et ils penseraient à eux même ; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tous entiers, et les dérobe à eux mêmes.

C'est pourquoi quand je me suis [195] mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s'exposent à la Cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d'où naissent tant de querelles, de passions, et d'entreprises périlleuses et funestes ; j'ai souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi, n'en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d'une place : et si on ne cherchait simplement qu'à vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses.

Mais quand j'y ai regardé de plus prés, j'ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien effective, c'est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empêche d'y penser, et que nous ne voyons que nous. [196]

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il est vrai que c'est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier l'homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs, que l'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est-ce pas en arrêtant l'homme dans lui même qu'elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n'est qu'en le portant jusqu'à Dieu, et en le soumettant dans le sentiment de ses misères, par l'espérance d'une autre vie, qui l'en doit entièrement délivrer.

Mais pour tous ceux qui n'agissent que par les mouvements qu'ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L'homme qui n'aime que soi ne hait rien tant que d'être seul avec soi. Il ne recherche rien que [197] pour soi, et ne suit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en soi même un amas de misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu'il est incapable de remplir.

Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent contenter un homme. Si celui qu'on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu'on le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l'avenir : et si on ne l'occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux.

La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle même, pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu'il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c'est rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue [198] de ses misères domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements, qu'à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne ? Qu'on en fasse l'épreuve ; qu'on laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l'on verra, qu'un Roi qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur [199] loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide. C'est à dire, qu'ils sont environnés de personnes, qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi ; sachant qu'il sera malheureux, tout Roi qu'il est, s'il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez y garde. Qu'est-ce autre chose d'être Surintendant, Chancelier, premier Président, que d'avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous côtés, pour ne leur laisser par une heure en la journée où ils puissent penser à eux mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu'on les renvoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux. [200]

De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on recherche ; mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible ; et qu'il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes, connaissent bien à la vérité une partie [201] de leurs misères ; car c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses, et si méprisables : mais ils n'en connaissent pas le fonds qui leur rend ces misères mêmes nécessaires, tant qu'ils ne sont pas guéries de cette misères intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu'ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue ; mais la chasse les en garantit. Ainsi quand on leur reproche, que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne sauraient les satisfaire ; qu'il n'y a rien de plus bas, et de plus vain ; s'ils répondaient comme ils devraient le faire s'ils y pensaient bien, ils en demeureraient d'accord : mais ils diraient en même temps qu'il ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d'eux-mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupent tous entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent [202] pas eux mêmes. Un Gentilhomme croit sincèrement qu'il y a quelque chose de grand et de noble dans la chasse : il dira, que c'est un plaisir royal. Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si l'on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir : et l'on ne pense pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos ; et l'on ne cherche en effet que l'agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n'est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, [203] qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fonds du coeur, où il a ses racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

C'est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrus qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu'il serait mieux d'avancer lui même son bonheur, en jouissant dés lors de ce repos, sans l'aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes difficultés, et qui n'était guère [204] plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposait que l'homme se pût contenter de soi même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son coeur d'espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrus ne pouvait être heureux ni devant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que l'agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu'il méditait.

On doit donc reconnaître, que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause étrangère d'ennui par le propre état de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu'à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu'il se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu'il s'afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont [205] infiniment moins raisonnables que son ennui.

[§] D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant ? Ne vous étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là, mais d'un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de la possession de quelque bien réel et solide, mais d'une légèreté d'esprit qui lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s'attacher à des objets bas et ridicules, indignes de son application. C'est une joie de malade et de frénétique, qui ne vient pas de la santé de son âme, mais de son dérèglement. C'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose étrange [206] que de considérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux et les divertissements. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le détournent du sentiment de ses maux, ce qui est réel. Mais ils ne l'occupent que parce que l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion auquel il s'attache.

Quel pensez vous que soit l'objet de ces gens qui jouent à la paume, avec tant d'application d'esprit, et d'agitation de corps ? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joue qu'un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'Algèbre qui ne l'avait pu être jusques ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls, pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auraient prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanité : et ceux là sont les plus sots de [207] la bande, puis qu'ils le sont avec connaissance ; au lieu qu'on peut penser des autres, qu'ils ne le seraient pas, s'ils avaient cette connaissance.

[§] Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose, qu'on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut gagner tous chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être, que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il cherche : un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique lui même, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer ; et qu'il se forme un objet de passion, qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.

Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas [208] seulement bas ; ils sont encore faux et trompeurs ; c'est à dire qu'ils ont pour objet des fantômes et des illusions, qui seraient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il n'était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité d'autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères, qu'en nous causant une misère plus réelle, et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous porterait à chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

[§] Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une [209] consolation bien misérable, puis qu'elle vas non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui qui est son mal le plus sensible est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toute chose à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement qu'il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l'un et l'autre est une preuve admirable de la misère, et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il [210] n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.