Pensées de M. Pascal sur
la religion et sur quelques autres sujets
1 - 2 - 3 - 4
- 5
VIII. Image d'un homme qui s'est lassé de
chercher Dieu par le seul raisonnement, et qui commence à lire l'Écriture.
Envoyant l'aveuglement et la misère de l'homme,
et ces [61] contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et
regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même,
et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce
qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant ; j'entre en effroi
comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable,
et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen
d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en désespoir d'un
si misérable état. Je vois d'autres personnes auprès de moi de semblable
nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi, et ils me disent
que non. Et sur cela ces misérables égarés ayant regardé autour d'eux, et
ayant vu quelques objets plaisants s'y sont donnés, et s'y sont attachés.
Pour moi je n'ai pu m'y arrêter, ni me reposer dans la société de ces personnes
semblables à moi, misérables comme moi, impuissantes comme moi. Je vois
qu'ils ne m'aideraient pas à mourir : je [62] mourrai seul : il faut donc
faire comme si j'étais seul : or si j'étais seul, je ne bâtirais pas des
maisons, je ne m'embarrasserais point dans des occupations tumultuaires,
je ne chercherais l'estime de personne, mais je tâcherais seulement de découvrir
la vérité.
Ainsi considérant combien il y a d'apparences
qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu dont
tout le monde parle n'aurait point laissé quelques marques de lui. Je regarde
de toutes parts, et ne vois partout qu'obscurité. La nature ne m'offre rien
qui ne soit matière de doute et d'inquiétude. Si je n'y voyais rien qui
marquât une divinité, je me déterminerais à n'en rien croire. Si je voyais
partout les marques d'un Créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais
voyant trop pour nier, et trop peu pour m'assurer, je suis dans un état
à plaindre, et où j'ai souhaité cent fois que si un Dieu soutient la nature,
elle le marquât sans équivoque, et que si les marques qu'elle en donne son
trompeuses elle [63] les supprimât tout à fait ; qu'elle dît tout, ou rien
; afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu'un l'état où je
suis, ignorant ce que je suis, et ce que je dois faire, je ne connais ni
ma condition, ni mon devoir. Mon coeur tend tout entier à connaître où est
le vrai bien pour le suivre. Rien ne me serait trop cher pour cela.
Je vois des multitudes de Religions en plusieurs
endroits du monde, et dans tous les temps. Mais elles n'ont ni morale qui
me puisse plaire, ni preuves capables de m'arrêter. Et ainsi j'aurais refusé
également la Religion de Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens
Romains, et celle des Égyptiens, par cette seule raison, que l'une n'ayant
pas plus de marques de vérité que l'autre, ni rien qui détermine, la raison
ne peut pencher plutôt vers l'une que vers l'autre.
Mais en considérant ainsi cette inconstante
et bizarre variété de moeurs et de créances dans les divers temps, je trouve
en une petite partie du [64] monde un peuple particulier séparé de tous
les autres peuples de la terre, et dont les histoires précèdent de plusieurs
siècles les plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc ce peuple grand
et nombreux, qui adore un seul Dieu, et qui se conduit par une loi qu'ils
disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu'ils sont les seuls du monde
auxquels Dieu a révélé ses mystères ; que tous les hommes sont corrompus
et dans la disgrâce de Dieu ; qu'ils sont tous abandonnés à leur sens et
à leur propre esprit ; et que de là viennent les étranges égarements, et
les changements continuels qui arrivent entre eux, et de Religion, et de
coutume ; au lieu qu'eux demeurent inébranlables dans leur conduite : mais
que Dieu ne laissera pas éternellement les autres peuples dans ces ténèbres
; qu'ils sont au monde pour l'annoncer ; qu'il sont formés exprès pour être
les hérauts de ce grand avènement, et pour appeler tous les peuples à s'unir
à eux dans l'attente de ce libérateur.
La rencontre de ce peuple m'étonne, [65] et
me semble digne d'une extrême attention par quantité de choses admirables
et singulières qui y paraissent.
C'est un peuple tout composé de frères ; et
au lieu que tous les autres sont formés de l'assemblage d'une infinité de
familles, celui-ci, quoique si étrangement abondant, est tout sorti d'un
seul homme ; et étant ainsi une même chair et membres les uns des autres,
ils composent une puissance extrême d'une seule famille. Cela est unique.
Ce peuple est le plus ancien qui soit dans
la connaissance des hommes ; ce qui me semble lui devoir attirer une vénération
particulière, et principalement dans la recherche que nous faisons ; puisque
si Dieu s'est de tout temps communiqué aux hommes, c'est à ceux-ci qu'il
faut recourir pour en savoir la tradition.
Ce peuple n'est pas seulement considérable
par son antiquité, mais il est encore singulier en sa durée, qui a toujours
continué depuis son origine jusqu'à maintenant ; car au lieu [66] que les
peuples de Grèce, d'Italie, de Lacédémone, d'Athènes, de Rome, et les autres
qui sont venus si longtemps après ont fini il y a longtemps, ceux-ci subsistent
toujours et malgré les entreprises de tant de puisants Rois qui ont cent
fois essayé de les faire périr, comme les historiens le témoignent, et comme
il est aisé de le juger par l'ordre naturel des choses, pendant un si long
espace d'années, ils se sont toujours conservés ; et s'étendant depuis les
premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme dans sa durée celle
de toute notre histoire.
La loi par laquelle ce peuple est gouverné
est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite, et la
seule qui ait toujours été gardée sans interruption dans un État. C'est
ce que Philon Juif montre en divers lieux, et Josèphe admirablement contre
Appion, où il fait voir qu'elle est si ancienne, que le nom même de loi
n'a été connu des plus anciens que plus de mille ans après ; en sorte qu'Homère
qui a parlé [67] de tant de peuples ne s'en est jamais servi. Et il est
aisé de juger de la perfection de cette loi par sa simple lecture, où l'on
voit qu'on y a pourvu à toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité,
tant de jugement, que les plus anciens Législateurs Grecs et Romains en
ayant quelque lumière en ont emprunté leurs principales lois ; ce qui paraît
par celles qu'ils appellent des douze tables, et par les autres preuves
que Josèphe en donne.
Mais cette loi est en même temps la plus sévère
et la plus rigoureuse de toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans
son devoir à mille observations particulières et pénibles sur peine de la
vie. De sorte que c'est une chose étonnante qu'elle se soit toujours conservée
durant tant de siècles parmi un peuple rebelle et impatient comme celui-ci
; pendant que tous les autres États ont changé de temps en temps leurs lois,
quoique tout autrement faciles à observer;
[§] Ce peuple est encore admirable en sincérité.
Ils gardent avec amour et fidélité le livre où Moïse [68] déclare qu'ils
ont toujours été ingrats envers Dieu, et qu'il sait qu'ils le seront encore
plus après sa mort ; mais qu'il appelle le ciel et la terre à témoins contre
eux qu'il le leur a assez dit : qu'enfin Dieu s'irritant contre eux les
dispersera par tous les peuples de la terre : que comme ils l'ont irrité
en adorant des Dieux qui n'étaient point leur leurs Dieux, il les irritera
en appelant un peuple qui n'était point son peuple.
[§] Au reste je ne trouve aucun sujet de douter
de la vérité du livre qui contient toutes ces choses. Car il y a bien de
la différence entre un livre que fait un particulier, et qu'il jette parmi
le peuple, et un livre qui fait lui- même un peuple. On ne peut douter que
le livre ne soit aussi ancien que le peuple.
[§] C'est un livre fait par des auteurs contemporains.
Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres
des Sibylles et de Trismegiste, et tant d'autres qui ont eu crédit au monde,
et se trouvent faux dans la suite des temps. [69] Mais il n'en est pas de
même des auteurs contemporainsŠ
IX. Injustice, et corruption de l'homme.
L'HOMME est visiblement fait pour penser, c'est
toute sa dignité et tout son mérite. Tout son devoir est de penser comme
il faut ; et l'ordre de la pensée est de commencer par soi, par son auteur,
et sa fin. Cependant à quoi pense-t-on dans le monde . Jamais à cela ; mais
à se divertir, à devenir riche, à acquérir de la réputation, à se faire
Roi, sans penser à ce que c'est que d'être Roi, et d'être homme.
[§] La pensée de l'homme est une chose admirable
par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges défauts pour être méprisable.
Mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande
par sa nature ! Qu'elle est basse par ses défauts !
[§] S'il y a un Dieu il ne faut aimer [70]
que lui, et non les créatures. Le raisonnement des impies dans le livre
de la Sagesse n'est fondé que sur ce qu'ils se persuadent qu'il n'y a point
de Dieu. Cela posé, disent-ils, jouissons donc des créatures. Mais s'ils
eussent su qu'il y avait un Dieu ils eussent conclu tout le contraire. Et
c'est la conclusion des sages : Il y a un Dieu : ne jouissons donc pas des
créatures. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher à la créature est
mauvais ; puisque cela nous empêche ou de servir Dieu si nous le connaissons,
ou de le chercher si nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence.
Donc nous sommes pleins de mal. Donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et
tout ce qui nous attache à autre chose qu'à Dieu seul.
[§] Quand nous voulons penser à Dieu, combien
sentons nous de choses qui nous en détournent, et qui nous tentent de penser
ailleurs ? Tout cela est mauvais et même né avec nous.
[§] Il est faux que nous soyons dignes que
les autres nous aiment. Il [71] est injuste que nous le voulions. si nous
naissions raisonnables, et avec quelque connaissance de nous-mêmes et des
autres, nous n'aurions point cette inclination. Nous naissons donc injustes.
Car chacun tend à soi. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général.
Et la pente vers soi est le commencement de tout désordre en guerre, en
police, en économie, etc.
[§] Si les membres des communautés naturelles
et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent
tendre à un autre corps plus général.
[§] Quiconque ne hait point en soi cet amour
propre, et cet instinct qui le porte à se mettre au dessus de tout, est
bien aveugle ; puisque rien n'est si opposé à la justice et à la vérité.
Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible
d'y arriver, puisque tous demandent la même chose. C'est donc une manifeste
injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont
il faut nous défaire.
Cependant nulle autre Religion que la Chrétienne
n'a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous
fussions obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les remèdes.
[§] Il y a une guerre intestine dans l'homme
entre la raison et les passions. Il pourrait jouir de quelque paix s'il
n'avait que la raison sans passions, ou s'il n'avait que les passions sans
raison. Mais ayant l'un et l'autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant
avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en guerre avec l'autre. Ainsi il est
toujours divisé et contraire à lui-même.
[§] Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel
de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est un encore bien plus terrible
de vivre mal en croyant Dieu. Tous les hommes presque sont dans l'un ou
l'autre de ces deux aveuglements.
[73]
X. Juifs.
DIEU voulant faire paraître qu'il pouvait former
un peuple saint d'une sainteté invisible, et le remplir d'une gloire éternelle,
a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la
grâce ; afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire es choses invisibles, puisqu'il
faisait bien les visibles.
Il a donc sauvé son peuple du déluge en la
personne de Noé, il l'a fait naître d'Abraham, il l'a racheté d'entre ses
ennemis, et l'a mis dans le repos.
L'objet de Dieu n'était pas de sauver du déluge,
et de faire naître tout un peuple d'Abraham simplement pour l'introduire
dans une terre abondante. Mais comme la nature est une image de la grâce,
aussi ces miracles visibles sont les images des invisibles qu'il voulait
faire.
[§] Une autre raison pour laquelle [74] il
a formé le peuple Juif, c'est qu'ayant dessein de priver les siens des biens
charnels et périssables, il voulait montrer par tant de miracles, que ce
n'était pas par impuissance.
[§] Ce peuple était plongé dans ces pensées
terrestres ; que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair, et ce qui en sortirait
; et que c'était pour cela qu'il les avait multipliés, et distingués de
tous les autres peuples, sans souffrir qu'ils s'y mêlassent, qu'il les avait
retirés de l'Égypte avec tous ces grands signes qu'il fit en leur faveur
; qu'il les avait nourris de la manne dans le désert, qu'il les avait menés
dans une terre heureuse et abondante ; qu'il leur avait donné des Rois,
et un temple bien bâti, pour y offrir des bêtes, et pour y être purifiés
par l'effusion de leur sang ; et qu'il leur devait enfin envoyer le Messie
pour les rendre maîtres de tout le monde.
[§] Les Juifs étaient accoutumés aux grands
et éclatants miracles ; et n'ayant regardé les grands coups de la mer rouge
et la terre de Chanaan [75] que comme un abrégé des grandes choses de leur
Messie, ils attendaient de lui encore des choses plus éclatantes, et dont
tout ce qu'avait fait Moïse ne fût que l'échantillon.
[§] Ayant donc vieilli dans ces erreurs charnelles,
JÉSUS-CHRIST est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu
; et ainsi ils n'ont pas pensé que ce fût lui. Après sa mort Saint Paul
est venu apprendre aux hommes que toutes ces choses étaient arrivées en
figure ; que le Royaume de Dieu n'était pas dans la chair, mais dans l'esprit
; que les ennemis des hommes n'étaient pas les Babyloniens, mais leurs passions
; que Dieu ne se plaisait pas aux temples faits de la main des hommes, mais
en un coeur pur et humilié ; que la circoncision du corps était inutile,
mais qu'il fallait celle du coeur, etc.
[§] Dieu n'ayant pas voulu découvrir ces choses
à ce peuple qui en était indigne, et ayant voulu néanmoins les prédire afin
qu'elles fussent crues, en avait prédit le temps [76] clairement, et les
avait même quelquefois exprimées clairement, mais ordinairement en figures
; afin que ceux qui aimaient les choses a figurantes s'y arrêtassent, et
que ceux qui aimaient les b figurées, les y vissent. C'est ce qui a fait
qu'au temps du Messie les peuples se sont partagés : les spirituels l'ont
reçu ; et les charnels qui l'on rejeté, sont demeurés pour lui servir de
témoins.
[§] Les Juifs charnels n'entendaient ni la
grandeur ni l'abaissement du Messie prédit dans leurs prophéties. Ils l'ont
méconnu dans sa grandeur, comme quant il est dit, que le Messie sera Seigneur
de David quoique son fils, qu'il est devant Abraham, et qu'il l'a vu. Ils
ne le croyaient pas si grand qu'il fût de toute éternité. Et ils l'ont méconnu
de même dans son abaissement et dans sa mort. Le messie, disaient-ils, demeure
éternellement, et celui-ci dit qu'il mourra. Ils ne le croyaient donc ni
mortel ni éternel : ils ne cherchaient en lui qu'une grandeur charnelle.
[77]
[§] Ils ont tant aimé les choses figurantes,
et les ont si uniquement attendues, qu'ils ont méconnu la réalité quand
elle est venue dans le temps et en la manière prédite.
[§] Ceux qui ont peine à croire en cherchent
un sujet en ce que les Juifs ne croient pas. Si cela était si clair, dit-on,
pourquoi ne croyaient-ils pas ? Mais c'est leur refus même qui est le fondement
de notre créance. Nous y serions bien moins disposés s'ils étaient des nôtres.
Nous aurions alors un bien plus ample prétexte d'incrédulité, et de défiance.
Cela est admirable de voir les Juifs grands amateurs des choses prédites,
et grands ennemis de l'accomplissement, et que cette aversion même ait été
prédite.
[§] Il fallait que pour donner foi au Messie,
il y eût des prophéties précédentes, et qu'elles fussent portées par des
gens non suspects, et d'une diligence, d'une fidélité, et d'un zèle extraordinaire,
et connu de toute le terre.
Pour faire réussir tout cela, Dieu a [78] choisi
ce peuple charnel, auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent
le Messie comme libérateur, et dispensateur des biens charnels que ce peuple
aimait ; et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses Prophètes,
et a porté à la vue de tout le monde ces livres où le Messie est prédit,
assurant toutes les nations qu'il devait venir, et en la manière prédite
dans leurs livres qu'ils tenaient ouverts à tout le monde. Mais étant déçus
par l'avènement ignominieux et pauvre du Messie, ils ont été ses plus grands
ennemis. De sorte que voilà le peuple du monde le moins suspect de nous
favoriser, qui fait pour nous, et qui par le zèle qu'il a pour sa loi et
pour ses Prophètes porte et conserve avec une exactitude incorruptible et
sa condamnation et nos preuves.
[§] Ceux qui ont rejeté et crucifié JÉSUS-CHRIST
qui leur a été en scandale, sont ceux qui portent les livres qui témoignent
de lui, et qui disent qu'il sera rejeté et en scandale. Ainsi ils ont marqué
que c'était [79] lui en le refusant : et il a été également prouvé et par
les Juifs justes qui l'ont reçu, et par les injustes qui l'ont rejeté, l'un
et l'autre ayant été prédit.
[§] C'est pour cela que les prophéties ont
un sens caché, le spirituel dont ce peuple était ennemi sous le charnel
qu'il aimait. Si le sens spirituel eût été découvert, ils n'étaient pas
capables de l'aimer ; et ne pouvant le porter ils n'eussent pas eu le zèle
pour la conservation de leurs livres et de leurs cérémonies. Et s'ils avaient
aimé ces promesses spirituelles, et qu'ils les eussent conservées incorrompues
jusques au Messie, leur témoignage n'eût pas eu de force, puis qu'ils en
eussent été amis. Voilà pourquoi il était bon que le sens spirituel fût
couvert. Mais d'un autre côté si ce sens eût été tellement caché qu'il n'eût
point du tout paru, il n'eût pu servir de preuve au Messie. Qu'a-t-il donc
été fait ? Ce sens a été couvert sous le temporel dans la foule des passages,
et a été découvert clairement en quelques-uns. [80] Outre que le temps et
l'état du monde ont été prédits si clairement que le Soleil n'est pas plus
clair. Et ce sens spirituel est si clairement expliqué en quelques endroits,
qu'il fallait un aveuglement pareil à celui que la chair jette dans l'esprit
quand il lui est assujetti pour ne le pas reconnaître.
Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu.
Ce sens spirituel est couvert d'un autre en une infinité d'endroits, et
découvert en quelques uns, rarement à la vérité : mais en telle sorte néanmoins
que les lieux où il est caché sont équivoques, et peuvent convenir aux deux
; au lieu que les lieux où il est découvert sont univoques, et ne peuvent
convenir qu'au sens spirituel.
De sorte que cela ne pouvait induire en erreur,
et qu'il n'y avait qu'un peuple aussi charnel que celui-là qui s'y pût méprendre.
Car quand les biens sont promis en abondance,
qui les empêchait d'entendre les véritables bien, sinon leur cupidité qui
déterminait ce sens au [81] biens de la terre ? Mais ceux qui n'avaient
de biens qu'en Dieu, les rapportaient uniquement à Dieu. Car il y a deux
principes qui partagent les volontés des hommes, la cupidité, et la charité.
Ce n'est pas que la cupidité ne puisse demeurer avec la foi, et que la charité
ne subsiste avec les biens de la terre. Mais la cupidité use de Dieu, et
jouit du monde, et la charité au contraire use du monde et jouit de Dieu.
Or la dernière fin est ce qui donne le nom
aux choses. Tout ce qui nous empêche d'y arriver est appelé ennemi. Ainsi
les créatures quoique bonnes sont ennemies des justes quand elles les détournent
de Dieu, et Dieu même est l'ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.
Ainsi le mot d'ennemi dépendant de la dernière
fin, les justes entendaient par là leurs passions, et les charnels entendaient
les Babyloniens, de sorte que ces termes n'étaient obscurs que pour les
injustes. Et c'est ce que dit Isaïe (8. 16.) : Signa legem in discipulis
meis ; et que JÉSUS- CHRIST [82] sera pierre de scandale (8. 14.) ; mais
bienheureux ceux qui ne seront point scandalisés en lui (Matth. 1. 6.).
Ozée le dit aussi parfaitement (14. 10.) : Où est le sage ; et il entendra
ce que je dis ? car les voies de Dieu sont droites ; les justes y marcheront,
mais les méchants y trébucheront.
Et cependant ce Testament fait de telle sorte
qu'en éclairant les uns il aveugle les autres, marquait en ceux-mêmes qu'il
aveuglait, la vérité qui devait être connue des autres. Car les biens visibles
qu'ils recevaient de Dieu étaient si grands et si divins, qu'ils paraissait
bien qu'il avait le pouvoir de leur donner les invisibles et un Messie.
[§] Le temps du premier avènement de JÉSUS-CHRIST
est prédit ; le temps du second ne l'est point ; parce que le premier devait
être caché ; au lieu que le second doit être éclatant et tellement manifeste
que ses ennemis même le reconnaîtront. Mais comme dans son premier avènement,
il ne devait venir qu'obscurément, et pour être connu seulement de ceux
qui fonderaient les Écritures, Dieu [83] avait tellement disposé les choses,
que tout servait à la faire reconnaître. Les Juifs le prouvaient en le recevant
; car ils étaient les dépositaires des prophéties : et ils le prouvaient
aussi en ne le recevant point ; parce qu'en cela ils accomplissaient les
prophéties.
[§] Les Juifs avaient des miracles, des prophéties
qu'ils voyaient accomplir, et la doctrine de leur loi étaient de n'adorer
et de n'aimer qu'un Dieu ; elle était aussi perpétuelle. Ainsi elle avait
toutes les marques de la vraie Religion ; Aussi l'était elle. Mais il faut
distinguer la doctrine des Juifs, d'avec la doctrine de la loi des Juifs.
Or la doctrine des Juifs n'était pas vraie, quoiqu'elle eût les miracles,
les prophéties, et la perpétuité ; parce qu'elle n'avait pas cet autre point
de n'adorer et n'aimer que Dieu.
La Religion Juive doit donc être regardée différemment
dans la tradition de leurs Saints, et dans la tradition du peuple. La morale
et la félicité en sont ridicules dans la tradition [84] du peuple ; mais
elle est incomparable dans celle de leurs Saints. Le fondement en est admirable.
C'est le plus ancien livre du monde et le plus authentique. Et au lieu que
Mahomet pour faire subsister le sien a défendu de le lire, Moïse pour faire
subsister le sien a ordonné à tout le monde de le lire.
[§] La Religion Juive est toute divine dans
son autorité, dans sa durée, dans sa perpétuité, dans sa morale, dans sa
conduite, dans sa doctrine, dans ses effets, etc.
Elle a été formée sur la ressemblance de la
vérité du Messie ; et la vérité du Messie a été reconnue par la Religion
des Juifs qui en était la figure.
Parmi les Juifs la vérité n'était qu'en figure.
Dans le ciel elle est découverte. Dans l'Église elle est couverte, et reconnue
par le rapport à la figure. La figure a été faite sur la vérité, et la vérité
a été reconnue sur la figure.
[§] Qui jugera de la Religion des Juifs par
les grossiers la connaîtra [85] mal. Elle est visible dans les saints livres,
et dans la tradition des Prophètes, qui ont assez fait voir qu'ils n'entendaient
pas la loi à la lettre. Ainsi notre Religion est divine dans l'Évangile,
les Apôtres, et la tradition ; mais elle est tout défigurée dans ceux qui
la traitent mal.
[§] Les Juifs étaient de deux sortes. Les uns
n'avaient que les affections païennes ; les autres avaient les affections
Chrétiennes.
[§] Le Messie, selon les Juifs charnels, doit
être un grand Prince temporel. Selon les Chrétiens charnels, il est venu
nous dispenser d'aimer Dieu, et nous donner des Sacrements qui opèrent tout
sans nous. ni l'un ni l'autre n'est la Religion Chrétienne ni Juive.
[§] Les vrais Juifs et les vrais Chrétiens
ont reconnu un Messie qui les ferait aimer Dieu, et par cet amour triompher
de leurs ennemis.
[§] Le voile qui est sur les livres de l'Écriture
pour les Juifs, y est aussi pour les mauvais Chrétiens, et pour tous ceux
qui ne se haïssent pas [86] eux- mêmes. Mais qu'on est bien disposé à les
entendre, et à connaître JÉSUS- CHRIST quand on se hait véritablement soi-même
!
[§] Les Juifs charnels tiennent milieu entre
les Chrétiens et les Païens. Les Païens ne connaissent point Dieu, et n'aiment
que la terre. Les Juifs connaissent le vrai Dieu, et n'aiment que la terre.
Les Chrétiens connaissent le vrai Dieu, et n'aiment point la terre. Les
Juifs et les Païens aiment les mêmes biens. Les Juifs et les Chrétiens connaissent
le même Dieu.
[§] C'est visiblement un peuple fait exprès
pour servir de témoins au Messie. Il porte les livres, et les aime, et ne
les entend point. Et tout cela est prédit ; car il est dit que les jugements
de Dieu leur sont confiés, mais comme un livre scellé.
[§] Tandis que les Prophètes ont été pour maintenir
la loi, le peuple a été négligent. Mais depuis qu'il n'y a plus eu de Prophètes,
le zèle a succédé : ce qui est une providence admirable.
[86]
XI. Moïse.
LA création du monde commençant à s'éloigner,
Dieu a pourvu d'un historien contemporain, et a commis tout un peuple pour
la garde de ce livre ; afin que cette histoire fût la plus authentique du
monde, et que tous les hommes pussent apprendre une chose si nécessaire
à savoir, et qu'on ne peut savoir que par-là.
[§] Moïse était habile homme. Cela est clair.
Donc s'il eût eu dessein de tromper, il l'eût fait en sorte qu'on ne l'eût
pu convaincre de tromperie. Il a fait tout le contraire ; car s'il eût débité
des fables, il n'y eût point eu de Juif qui n'en eût pu reconnaître l'imposture.
Pourquoi, par exemple, a-t-il fait la vie des
premiers hommes si longues, et si peu de génération ? Il eût pu se cacher
dans une multitude de générations ; mais il ne le pouvait en si [88] peu
; car ce n'est pas le nombre des années, mais la multitude des générations
qui rend les choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées,
savoir la création, et le déluge, si proche qu'on y touche, par le peu qu'il
fait de générations. De sorte qu'au temps où il écrivait ces choses, la
mémoire en devait encore être toute récente dans l'esprit de tous les Juifs.
[§] Sem qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu
au moins Abraham, et Abraham a vu Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Moïse.
Donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines
gens qui l'entendent bien.
[§] La longueur de la vie des Patriarche, au
lieu de faire que les histoires passées se perdissent, servait au contraire
à les conserver. Car ce qui fait que l'on n'est pas quelquefois assez instruit
dans l'histoire de ses ancêtres, c'est qu'on n'a jamais guère vécu avec
eux, et qu'il sont morts [89] souvent devant que l'on eût atteint l'âge
de raison. Mais lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient
longtemps avec leurs pères, et ainsi ils les entretenaient longtemps. Or
de quoi les eussent-ils entretenus sinon de l'histoire de leurs ancêtres,
puisque toute l'histoire était réduite à celle là, et qu'il n'avaient ni
les sciences, ni les arts qui occupent une grande partie des discours de
la vie ? Aussi l'on voit qu'en ce temps là, les peuples avaient un soin
particulier de conserver leurs généalogies.
XII. Figures.
IL y a des figures claires et des démonstratives
; mais il y en a d'autres qui semblent moins naturelles, et qui ne prouvent
qu'à ceux qui sont persuadés d'ailleurs. Ces figures là seraient semblables
à celles de ceux qui fondent des prophéties sur l'Apocalypse qu'ils expliquent
à leur [90] fantaisie. Mais la différence qu'il y a, c'est qu'ils n'en ont
point d'indubitables qui les appuient. Tellement qu'il n'y a rien de si
injuste, que quand ils prétendent que les leurs sont aussi bien fondées
que quelques unes des nôtres ; car ils n'en ont pas de démonstratives comme
nous en avons. La partie n'est donc pas égale. Il ne faut pas égaler et
confondre ces choses parce qu'elles semblent être semblables par un bout,
étant si différentes par l'autre.
[§] JÉSUS-CHRIST figuré par Joseph bien aimé
de son père, envoyé du père pour voir ses frères, est l'innocent vendu par
ses frères vingt deniers, et par là devenu leur Seigneur, leur Sauveur,
et le Sauveur des étrangers, et le Sauveur du monde ; ce qui n'eût point
été sans le dessein de le perdre, sans la vente et la réprobation qu'ils
en firent.
[§] Dans la prison, Joseph innocent entre deux
criminels ; JÉSUS-CHRIST sur la croix entre deux larrons. Joseph prédit
le salut à l'un et la mort à l'autre sur les mêmes apparences ; [91] JÉSUS-CHRIST
sauve l'un et laisse l'autre après les mêmes crimes. Joseph ne fait que
prédire ; JÉSUS-CHRIST fait. Joseph demande à celui qui sera sauvé qu'il
se souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire ; et celui que JÉSUS-CHRIST
sauve lui demande qu'il se souvienne de lui quand il sera en son Royaume.
[§] La Synagogue ne périssait point, parce
qu'elle était la figure de l'Église ; mais parce qu'elle n'était que la
figure, elle est tombée dans la servitude. La figure a subsisté jusqu'à
la vérité ; afin que l'Église fût toujours visible, ou dans la peinture
qui la promettait, ou dans l'effet.
XIII. Que la Loi était figurative.
POUR prouver tout d'un coup les deux Testaments,
il ne faut que voir si les prophéties de l'un sont accomplies en l'autre.
[§] Pour examiner les prophéties il [92] faut
les entendre. Car si l'on croit qu'elle n'ont qu'un sens, il est sûr que
le Messie ne sera point venu. Mais si elle sont deux sens, il est sûr qu'il
sera venu en JÉSUS-CHRIST.
Toute la question est donc de savoir si elle
sont deux sens ; si elles sont figures ou réalités ; c'est-à-dire, s'il
y faut chercher quelque autre chose que ce qui paraît d'abord, ou s'il faut
s'arrêter uniquement à ce premier sens qu'elles présentent.
Si la loi et les sacrifices sont la vérité,
il faut qu'ils plaisent à Dieu et qu'ils ne lui déplaisent point. S'ils
sont figures, il faut qu'ils plaisent, et déplaisent.
Or dans toute l'Écriture ils plaisent, et déplaisent.
Donc ils sont figures.
[§] Il est dit que la loi sera changée ; que
le sacrifice sera changé ; qu'ils seront sans Rois, sans Princes, et sans
sacrifices ; qu'il sera fait une nouvelle alliance ; que la loi sera renouvelée
; que les préceptes qu'ils ont reçus ne sont pas bons ; que leurs sacrifices
sont abominables ; que Dieu [93] n'en a point demandé.
Il est dit au contraire que la loi durera éternellement
; que cette alliance sera éternelle ; que le sacrifice sera éternel ; que
le sceptre ne sortira jamais d'avec eux, puis qu'il n'en doit point sortir
que le Roi éternel n'arrive. Tous ces passages marquent-ils que ce soit
réalité ? Non. Marquent ils aussi que ce soit figure ? Non : mais que c'est
réalité ou figure. Mais les premiers excluants la réalité marquent que ce
n'est que figure.
Tous ces passages ensemble ne peuvent être
dits de la réalité : tous peuvent être dits de la figure : donc ils ne sont
pas dits de la réalité, mais de la figure.
[§] Pour savoir si la loi et les sacrifices
sont réalité ou figures, il faut voir si les Prophètes en parlant de ces
choses y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu'ils ne vissent
que cette ancienne alliance ; où s'ils y voyaient quelque autre chose dont
elles fussent la peinture ; car dans un portrait on voit la chose figurée.
Il ne faut pour cela qu'examiner ce qu'ils disent.
Quand ils disent qu'elle sera éternelle, entendent-ils
parler de l'alliance de laquelle ils disent qu'elle sera changée ? et de
même des sacrifices, etc.
[§] Les Prophètes ont dit clairement qu'Israël
serait toujours aimé de Dieu, et que la loi serait éternellement ; et ils
ont dit que l'on n'entendrait point leur sens, et qu'ils était voilé.
[§] Le chiffre a deux sens. Quand on surprend
une lettre importante où l'on trouve un sens clair, et où il est dit néanmoins
que le sens en est voilé et obscurci : qu'il est caché en sorte qu'on verra
cette lettre, sans la voir, et qu'on l'entendra sans l'entendre ; que doit
on en penser sinon que c'est un chiffre a double sens ; et d'autant plus
qu'on y trouve des contrariétés manifestes dans le sens littéral ? Combien
doit-on donc estimer ceux qui nous découvrent le chiffre, et qui nous apprennent
à connaître le sens caché, et principalement quand les principes qu'ils
en prennent sont tout à fait naturels et clairs ? C'est ce qu'a [95] fait
JÉSUS-CHRIST et les Apôtres. Ils ont levé le sceau, ils ont rompu le voile,
et découvert l'esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de
l'homme sont ses passions ; que le Rédempteur serait spirituel ; qu'il y
aurait deux avènements, l'un de misère, pour abaisser l'homme superbe, l'autre
de gloire, pour élever l'homme humilié ; que JÉSUS-CHRIST sera Dieu et homme.
[§] JÉSUS-CHRIST n'a fait autre chose qu'apprendre
aux hommes qu'ils s'aimaient eux-mêmes, et qu'ils étaient esclaves, aveugles,
malades, malheureux, et pécheurs ; qu'il fallait qu'il les délivrât, éclairât,
béatifiât, et guérît ; que cela se ferait en se haïssant soi-même, et en
le suivant par la misère et la mort de la croix.
[§] La lettre tue : tout arrivait en figures
: il fallait que le Christ souffrit : un Dieu humilié : circoncision du
coeur : vrai jeûne : vrai sacrifice : vrai temple : double loi : double
table de la loi : double temple : double captivité : voilà le chiffre qu'il
nous a donné. [96]
Il nous a appris enfin que toutes ces choses
n'étaient que figures, et ce que c'est que vraiment libre, vrai Israélite,
vraie circoncision, vrai pain du Ciel, etc.
[§] Dans ces promesses là chacun trouve ce
qu'il a dans le fond de son coeur, les biens temporels, ou les biens spirituels
; Dieu, ou les créatures ; mais avec cette différence, que ceux qui y cherchent
les créatures, les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions, avec
la défense de les aimer, avec ordre de n'adorer que Dieu, et de n'aimer
que lui : au lieu que ceux qui y cherchent Dieu, le trouvent, et sans aucune
contradiction, et avec commandement de n'aimer que lui.
[§] Les sources des contrariétés de l'Écriture
sont un Dieu humilié jusqu'à la mort de la croix, un Messie triomphant de
la mort par sa mort, deux natures en JÉSUS-CHRIST, deux avènements, deux
états de la nature de l'homme.
[§] Comme on ne peut bien faire le caractère
d'une personne qu'en [97] accordant toutes les contrariétés, et qu'il ne
suffit pas de suivre une suite de qualités accordante, sans concilier les
contraires ; aussi pour entendre le sens d'un auteur, il faut accorder tous
les passages contraires.
Ainsi pour entendre l'Écriture, il faut avoir
un sens dans lequel tous les passages contraires s'accordent. Il ne suffit
pas d'en avoir un qui convienne à plusieurs passages accordants ; mais il
faut en avoir un qui concilie les passages même contraires.
Tout auteur a un sens auquel tous les passages
contraires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout. On ne peut pas
dire cela de l'Écriture, ni des Prophètes. Ils avaient effectivement trop
de bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés.
Le véritable sens n'est donc pas celui des
Juifs. Mais en JÉSUS-CHRIST toutes les contradictions sont accordées.
Les Juifs ne sauraient accorder la cassation
de la Royauté et Principauté prédite par Ozée avec la prophétie de Jacob.
[98]
Si on prend la loi, les sacrifices, et le royaume
pour réalités, on ne peut accorder tous les passages d'un même auteur, ni
d'un même livre, ni quelque fois d'un même chapitre. Ce qui marque assez
quel était le sens de l'auteur.
[§] Il n'était point permis de sacrifier hors
de Jérusalem, qui était le lieu que le Seigneur avait choisi, ni même de
manger ailleurs les décimes.
[§] Ozée a prédit qu'ils seraient sans Roi,
sans Prince, sans sacrifice, et sans Idoles. Ce qui est accompli aujourd'hui,
ne pouvant faire de sacrifice légitime hors de Jérusalem.
[§] Quand la parole de Dieu qui est véritable,
est fausse littéralement, elle est vraie spirituellement. Sede à dextris
meis. Cela est faux littéralement dit, cela est vrai, spirituellement. En
ces expressions il est parlé de Dieu à la manière des hommes ; et cela ne
signifie autre chose sinon que l'intention que les hommes ont en faisant
asseoir à leur droit, Dieu l'aura [99] aussi. C'est donc une marque de l'intention
de Dieu, et non de sa manière de l'exécuter.
Ainsi quand il est dit : Dieu a reçu l'odeur
de vos parfums, et vous donnera en récompense une terre fertile et abondante
; c'est-à-dire, que la même intention qu'aurait un homme qui agréant vos
parfums vous donnerait en récompense une terre abondante, Dieu l'aura pour
vous, parce que vous avez eu pour lui, la même intention qu'un homme a pour
celui à qui il donne des parfums.
[§] L'unique objet de l'Écriture est la charité.
Tout ce qui ne va point à l'unique but en est la figure ; car puisqu'il
n'y a qu'un but, tout ce qui n'y va point en mots propres est figure.
Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de
charité, pour satisfaire notre faiblesse qui recherche la diversité, par
cette diversité qui nous mène toujours à notre unique nécessaire. Car une
seul chose est nécessaire, et nous aimons la diversité, et [100] Dieu satisfait
à l'un et à l'autre par ces diversités qui mènent à ce seul nécessaire.
[§] Les Rabbins prennent pour figures les mamelles
de l'Épouse, et tout ce qui n'exprime pas l'unique but qu'ils ont de biens
temporels.
[§] Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas
d'autre ennemi de l'homme que la concupiscence qui le détourne de Dieu,
ni d'autre bien que Dieu, et non pas une terre fertile. Ceux qui croient
que le bien de l'homme est en la chair, et le mal en ce qui le détourne
des plaisirs des sens ; qu'ils sen saoulent, et qu'ils y meurent. Mais ceux
qui cherchent Dieu de tout leur coeur, qui n'ont de déplaisir que d'être
privés de sa vue, qui n'ont de désir que pour le posséder, et d'ennemis
que ceux qui les en détournent, qu'ils s'affligent de se voir environnés
et dominés de tels ennemis ; qu'ils se consolent ; il y a un libérateur
pour eux ; il y a un Dieu pour eux. Un Messie a été promis pour délivrer
des ennemis ; et il en est venu un pour [101] délivrer des iniquités, mais
non pas des ennemis.
[§] Quand David prédit que le Messie délivrera
son peuple de ses ennemis, on peut croire charnellement que ce sera des
Égyptiens, et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie.
Mais ont peut bien croire aussi que ce sera des iniquités. Car dans la vérité
les Égyptiens ne sont pas des ennemis, mais les iniquités le sont. Ce sont
mot d'ennemis est donc équivoque.
Mais s'il dit à l'homme, comme il fait qu'il
délivrera son peuple de ses péchés, aussi bien qu'Isaïe et les autres, l'équivoque
est ôtée, et le sens double des ennemis réduit au sens simple d'iniquités
; car s'il avait dans l'esprit les péchés, il les pouvait bien dénoter par
ennemis ; mais s'il pensait aux ennemis, il ne les pouvait pas désigner
par iniquités.
Or Moïse, David et Isaïe usaient des mêmes
termes. Qui dira donc qu'ils n'avaient pas même sens, et que le sens de
David est manifestement d'iniquités lorsqu'il [102] parlait d'ennemis, ne
fût pas le même que celui de Moïse en parlant d'ennemis ?
Daniel chap. 9. prie pour la délivrance du
peuple de la captivité de leurs ennemis ; mais il pensait aux péchés ; et
pour le montrer il dit, que Gabriel lui vint dire qu'il était exaucé, et
qu'il n'y avait que septante semaines à attendre, après quoi le peuple serait
délivré d'iniquité, le Saint des Saints amènerait la justice éternelle,
non la légale, mais l'éternelle.
Dés qu'une fois on a ouvert ce secret il est
impossible de ne le pas voir. Qu'on lise l'ancien Testament en cette vue,
et qu'on voie si les sacrifices étaient vrais, si la parenté d'Abraham était
la vraie cause de l'amitié de Dieu, si la terre promise était le véritable
lieu du repos. Non. Donc c'étaient des figures. Qu'on voie de même toutes
les cérémonies ordonnées, et tous les commandements qui ne sont pas de la
charité ; on verra que ce sont les figures.
[103]
XIV. Jésus-Christ.
LA distance infinie des corps aux esprits figure
la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est
surnaturelle.
Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre
pour les gens qui sont dans les recherches de l'esprit.
La grandeur des gens d'esprit est invisible
aux riches, aux Rois, aux conquérants, et à tous ces grands de chair.
La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu
est invisible aux charnels, et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres de
différents genres.
Les grands génies ont leur empire, leur éclat,
leur grandeur, leurs victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles,
qui n'ont nuls rapport avec celles qu'ils cherchent. Ils sont vus des esprits,
non des yeux mais c'est assez.
Les Saints ont leur empire, leur [104] éclat,
leurs victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles,
qui ne sont pas de leur ordre, et qui n'ajoutent ni n'ôtent à la grandeur
qu'ils désirent. Ils sont vus de Dieu et des Anges, et non des corps ni
des esprits curieux : Dieu leur suffit.
Archimède sans aucun éclat de naissance serait
en même vénération. Il n'a pas donné des batailles, mais il a laissé à tout
l'univers des inventions admirables. O qu'il est grand et éclatant aux yeux
de l'esprit !
JÉSUS-CHRIST sans bien et sans aucune production
de science au dehors, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné
d'inventions ; il n'a point régné ; mais il a ét humble, patient, saint
devant Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. O qu'il est venu en
grande pompe, et en une prodigieuse magnificence aux yeux du coeur, et qui
voient la sagesse !
Il eût été inutile à Archimède de faire le
Prince dans ses livres de Géométrie, quoiqu'il le fût.
[105] Il eût été inutile à notre Seigneur JÉSUS-CHRIST
pour éclater dans son règne de sainteté de venir en Roi. Mais qu'il est
bien venu avec l'éclat de son ordre !
Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse
de JÉSUS-CHRIST, comme si cette bassesse était du même ordre que la grandeur
qu'il venait faire paraître. Qu'on considère cette grandeur là dans sa vie,
dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens,
dans leur fuite, dans sa secrète résurrection, et dans le reste ; on la
verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse
qui n'y est pas.
Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les
grandeurs charnelles, comme s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'autres
qui n'admirent que les spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment
plus hautes dans la sagesse.
Tous les corps, le firmament, les étoiles,
la terre, et les Royaumes ne valent pas le moindre des esprits ; [106] car
il connaît tout cela, et soi-même ; et le corps rien. Et tous les corps
et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas
le moindre mouvement de charité ; car elle est d'un ordre infiniment plus
élevé.
De tous les corps ensemble on ne saurait tirer
la moindre pensée : cela est impossible, et d'un autre ordre. Tous les corps
et tous les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie
charité : cela est impossible, et d'un autre ordre tout surnaturel.
[§] JÉSUS-CHRIST a été dans une obscurité (selon
ce que le monde appelle obscurité) telle que les historiens qui n'écrivent
que les choses importantes l'ont à peine aperçu.
[§] Quel homme eut jamais plus d'éclat que
JÉSUS-CHRIST ? Le peuple Juif tout entier le prédit avant sa venue. Le peuple
Gentil l'adore après qu'il est venu. Les deux peuples Gentil et Juif le
regardent comme leur centre. Et cependant quel homme jouit jamais moins
de tout [107] cet éclat ? De trente trois ans il en vit trente sans paraître.
Dans les trois autres il passe pour imposteur ; les Prêtres et les principaux
de sa nation le rejettent ; ses amis et ses proches le méprisent. Enfin
il meurt d'une mort honteuse, trahi par un des siens, renié par l'autre,
et abandonné de tous.
Quelle part a-t-il donc à cet éclat ? Jamais
homme n'a eu tant d'éclat : jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout cet
éclat n'a servi qu'à nous, pour nous le rendre reconnaissable : et il n'en
a rien eu pour lui.
[§] JÉSUS-CHRIST parle des plus grandes choses
si simplement, qu'il semble qu'il n'y a pas pensé ; et si nettement néanmoins,
qu'on voit bien ce qu'il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté
est admirable.
[§] Qui a appris aux Évangélistes les qualités
d'une âme véritablement héroïque pour la peindre si parfaitement en JÉSUS-CHRIST
? Pourquoi le font-ils faible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre
une mort constante ? Oui sans doute ; [108] car le même Saint Luc peint
celle de Saint Étienne plus forte que celle de JÉSUS-CHRIST. Ils le font
donc capable de crainte avant que la nécessité de mourir soit arrivé, et
en suite tout fort. Mais quand ils le font troublé, c'est quand il se trouble
lui-même ; et quand les hommes le troublent, il est tout fort.
[§] L'Évangile ne parle de la virginité de
la Vierge que jusqu'à la naissance de JÉSUS-CHRIST : tout par rapport à
JÉSUS-CHRIST.
[§] Les deux Testaments regardent JÉSUS-CHRIST,
l'ancien comme son attente, le nouveau comme son modèle ; tous deux comme
leur centre.
[§] Les Prophètes ont prédit, et n'ont pas
été prédits. Les Saints ensuite sont prédits, mais non prédisants. JÉSUS-CHRIST
est prédit et prédisant.
[§] JÉSUS-CHRIST pour tous, Moïse pour un peuple.
Les Juifs bénis en Abraham. Je bénirai ceux
qui te béniront. Mais toutes nations bénites en sa semence.
Lumen ad revelationem gentium.
Non fecit taliter omni nationi, disait David
en parlant de la loi. Mais en parlant de JÉSUS-CHRIST, il faut dire : fecit
taliter omni nationi.
Aussi c'est à JÉSUS-CHRIST d'être universel.
L'Église même n'offre le sacrifice que pour les fidèles : JÉSUS-CHRIST a
offert celui de la croix pour tous.
[§] Tendons donc les bras à notre libérateur,
qui ayant été promis durant quatre mille ans, est enfin venu souffrir et
mourir pour nous sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances
qui en ont été prédites. Et attendant par sa grâce la mort en pais dans
l'espérance de lui être éternellement unis, vivons cependant avec joie,
soit dans les biens qu'il lui plaît de nous donner, soit dans les maux qu'il
nous envoie pour notre bien, et qu'il nous a appris à souffrir par son exemple.
[110]
XV. Preuves de JÉSUS-CHRIST par les prophéties.
LA plus grande des preuves de JÉSUS-CHRIST
ce sont les prophéties. C'est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu ; car l'événement
qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l'Église
jusqu'à la fin. Ainsi Dieu a suscité des Prophètes durant seize cents ans
; et pendant quatre cens ans après il a dispersé toutes ces prophéties avec
tous les Juifs qui portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle
a été la préparation à la naissance de JÉSUS-CHRIST, dont l'Évangile devant
être cru par tout le monde, il a fallu non seulement qu'il y ait eu des
prophéties pour le faire croire, mais encore que ses prophéties fussent
répandues par tout le monde, pour le faire embrasser par tout le monde.
[§] Quand un seul homme aurait [111] fait un
livre des prédictions de JÉSUS-CHRIST pour le temps, et pour la manière,
et que JÉSUS-CHRIST serait venu conformément à ces prophéties, ce serait
un force infinie. Mais il y a bien plus ici. C'est une suite d'hommes durant
quatre mille ans, qui constamment et sans variation viennent l'un ensuite
de l'autre prédire ce même avènement. C'est un peuple entier qui l'annonce,
et qui subsiste pendant quatre mille années, pour rendre en corps témoignage
des assurances qu'ils en ont, et dont ils ne peuvent être détournés par
quelques menaces et quelque persécution qu'on leur fasse : ceci est tout
autrement considérable.
[§] Le temps est prédit par l'état du peuple
Juif, par l'état du peuple Païen, par l'état du temple, par le nombre des
années.
[§] Les Prophètes ayant donné diverses marques
qui devaient toutes arriver à l'avènement du Messie, il fallait que toutes
ces marques arrivassent en même temps ; et ainsi il fallait que la quatrième
monarchie [112] fût venue lorsque les septante semaines de Daniel seraient
accomplies ; que le sceptre fût alors ôté de Jude ; et qu'alors le Messie
arrivât. Et JÉSUS- CHRIST est arrivé alorsqui s'est dit le Messie.
[§] Il est prédit que dans la quatrième Monarchie,
avant la destruction du second temple, avant que la domination des Juifs
fût ôtée, et en la septantième semaine de Daniel, les Païens seraient instruits,
et amenés à la connaissance du Dieu adoré par les Juifs ; que ceux qui l'aiment
seraient délivrés de leurs ennemis, et remplis de sa crainte et de son amour.
Et il est arrivé qu'en la quatrième Monarchie,
avant la destruction du second temple, etc. les Païens en foule adorent
Dieu, et mènent une vie angélique ; les filles consacrent à Dieu leur virginité,
et leur vie ; les hommes renoncent à tout plaisir : ce que Platon n'a pu
persuader à quelque peu d'hommes choisis et si instruits, une force secrète
le persuade à cent milliers d'hommes ignorants par la vertu de peu de paroles.
[113]
Qu'est-ce que tout cela ? C'est ce qui a été
prédit si longtemps auparavant. Effundam spiritum meum super omnem carnem
(1. 28.). Tous les peuples étaient dans l'infidélité et dans la concupiscence
; toute la terre devient ardente de charité : les Princes renoncent à leurs
grandeurs : les riches quittent leurs biens ; les filles souffrent le martyre
; les enfants abandonnent la maison de leurs pères, pour aller vivre dans
les déserts. D'où vient cette force ? C'est que le Messie est arrivé. Voilà
l'effet et les marques de sa venue.
Depuis deux mille ans le Dieu des Juifs était
demeuré inconnu parmi l'infinie multitude des nations païennes ; et dans
le temps prédit les Païens adorent en foule cet unique Dieu : les temps
sont détruits : les Rois mêmes se soumettent à la croix. Qu'est-ce que tout
cela ? C'est l'Esprit de Dieu qui est répandu sur la terre.
[§] Il est prédit que le Messie viendrait établir
une nouvelle alliance qui ferait oublier la sortie d'Égypte (Ier. 23. 7.)
; qu'il mettrait sa loi non dans [114] l'extérieur, mais dans les coeurs
(Isai. 51. 7.) ; qu'il mettrait sa crainte, qui n'avait été qu'au dehors,
dans le milieu du coeur (Ier. 31. 33.).
Que les Juifs réprouveraient JÉSUS-CHRIST,
et qu'ils seraient réprouvés de Dieu (Idem 32. 40.), parce que la vigne
élue ne donnerait que du verjus (Is. 5. 2. 3. 4. etc.). Que le peuple choisi
serait infidèle, ingrat et incrédule, populum non credentem, et contradicentem
(Is. 65. 20.). Que Dieu les frapperait d'aveuglement, et qu'ils tâtonneraient
en plein midi comme des aveugles (Deut. 28. 28. 29.).
Que l'Église serait petite en son commencement,
et croîtrait ensuite (Ezech. 17.).
Il est prédit qu'alors l'idolâtrie serait renversée
; que ce Messie abattrait toutes les idoles, et ferait entrer les hommes
dans le culte du vrai Dieu (Ezech. 30. 13.).
Que les temples des idoles seraient abattus,
et que parmi toutes les nations, et en tous les lieux du monde on lui offrirait
une hostie pure, et non pas des animaux (Malach. 1. 11.).
Qu'il enseignerait aux hommes la voie parfaite.
[115]
Qu'il serait Roi des Juifs et des Gentils.
Et jamais il n'est venu ni devant ni après
aucun homme qui ait rien enseigné approchant de cela.
[§] Après tant de gens qui ont prédit cet avènement,
JÉSUS-CHRIST est enfin venu dire : me voici, et voici le temps. Il est venu
dire aux hommes, qu'ils n'ont point d'autres ennemis qu'eux mêmes ; que
ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu ; qu'il vient pour les en
délivrer, et pour leur donner sa grâce, afin de former de tous les hommes
une Église sainte ; qu'il vient ramener dans cette Église les Païens et
les Juifs ; qu'il vient détruire les idoles des uns, et la superstition
des autres.
Ce que les Prophètes, leur a-t-il dit, ont
prédit devoir arriver, je vous dis que mes Apôtres vont être rebutés ; Jérusalem
sera bientôt détruite ; les Païens vont entrer dans la connaissance de Dieu
; et mes Apôtres les y vont faire entrer, après que vous aurez tué l'héritier
de la vigne. [116]
Ensuite les Apôtres ont dit aux Juifs : vous
allez entrer dans la connaissance de Dieu.
A cela s'opposent tous les hommes par l'opposition
naturelle de leur concupiscence. Ce Roi des Juifs et des Gentils est opprimé
par les uns et par les autres qui conspirent sa mort. Tout ce qui qu'il
y a de grand dans le monde s'unit contre cette Religion naissante, les savants,
les sages, les Rois. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres
tuent. Et malgré toutes ces oppositions, voilà JÉSUS-CHRIST, en peu de temps,
régnant sur les uns et les autres ; et détruisant et le culte Judaïque dans
Jérusalem qui en était le centre, et dont il fait sa première Église ; et
le culte des idoles dans Rome qui en était le centre, et dont il fait sa
principale Église.
Des gens simples et sans force, comme les Apôtres
et les premiers Chrétiens, résistent à toutes les puissances de la terre
; se soumettent les Rois, les savants, et les sages ; [117] et détruisent
l'idolâtrie si établie. Et tout cela se fait par la seule force de cette
parole, qui l'avait prédit.
[§] Qui ne reconnaîtrait JÉSUS-CHRIST à tant
de circonstances qui en ont été prédites ? Car il est dit.
Qu'il aura un Précurseur (Malach. 3. 1.).
Qu'il naîtra enfant (Is. 9. 6.).
Qu'il naîtra dans la ville de Béthléem ; qu'il
sortira de la famille de Juda et de David ; qu'il paraîtra principalement
dans Jérusalem (Mich. 5. 2.).
Qu'il doit aveugler les sages et les savants,
et annoncer l'Évangile aux pauvres et aux petits ; ouvrir les yeux des aveugles,
et rendre la santé aux infirmes, et mener à la lumière ceux qui languissent
dans les ténèbres (Is. 6. 8. 29.).
Qu'il doit enseigner la voie [118] parfaite,
et être précepteur des Gentils. (Is. 42. 55.).
Qu'il doit être la victime pour les péchés
du monde (Is. 53.).
Qu'il doit être la pierre d'achoppement et
de scandale (Is. 8. 14.).
Que Jérusalem doit heurter contre cette pierre
(ibid. 15.).
Que les édifiants doivent rejeter cette pierre
(Ps. 117.).
Que Dieu doit faire de cette pierre le chef
du coin (ibid.).
Et que cette pierre doit croître en une Montaigne
immense, et remplir toute la terre (Deut. 2. 35.).
Qu'ainsi il doit être rejeté, méconnu, trahi,
vendu, souffleté, moqué, affligé en une infinité de manières, abreuvé de
fiel (Zachée. 11. 12.) ; qu'il aurait les pieds et les mains percées, qu'on
lui cracherait au visage, qu'il serait tué, et ses habits jetés au sort
(Ps. 68. 22. et 21. 17. 18. 19.).
Qu'il ressusciterait ; le troisième jour. (Is.
15. 10. ; Ozée 6,. 3.)
Qu'il monterait au ciel, pour s'asseoir à la
droite de Dieu. (Ps. 109. 1.) [119]
Que les Rois s'armeraient contre lui. (Ps.
2. 2.)
Qu'étant à la droite du Père, il sera victorieux
de ses ennemis. (Ps. 109. 1.)
Que les Rois de la terre, et tous les peuples
l'adoreraient. (Is. 60. 10.)
Que les Juifs subsisteront en nation. (Ierem.
31. 36.)
Qu'ils seront errants, sans Rois, sans sacrifice,
sans autel, etc. (Ozee 3. 4.) sans Prophètes ; attendant le salut, et ne
le trouvant point. (Amos. Is. 41.)
[§] Le Messie devait lui seul produire un grand
peuple, élu, saint, et choisi ; le conduire, le nourrir, l'introduire dans
le lieu de repos et de sainteté ; le rendre saint à Dieu, en faire le temple
de Dieu, le réconcilier à Dieu, le sauver de la colère de Dieu, le délivrer
de la servitude du péché qui règne visiblement dans l'homme ; donner des
lois à ce peuple, graver ces lois dans leur coeur, s'offrir à Dieu pour
eux, se sacrifier pour eux, être un hostie sans tache, et lui même sacrificateur
; il devait s'offrir lui même, et offrir son corps et son sang, et néanmoins
offrir pain [120] et vin à Dieu. JÉSUS-CHRIST a fait tout cela.
[§] Il est prédit qu'il devait venir un libérateur,
qui écraserait la tête au démon, qui devait délivrer son peuple de ses péchés,
ex omnibus iniquitatibus : qu'il devait y avoir un nouveau Testament qui
serait éternel ; qu'il devait y avoir une autre prêtrise selon l'ordre de
Melchisedech ; que celle-là serait éternelle ; que le CHRIST devait être
glorieux, puissant, fort, et néanmoins si misérable qu'il ne serait pas
reconnu ; qu'on ne le prendrait pas pour ce qu'il est, qu'on le rejetterait,
qu'on le tuerait ; que son peuple qui l'aurait renié, ne serait plus son
peuple ; que les idolâtres le recevraient, et auraient recours à lui ; qu'il
quitterait Sion pour régner au centre de l'idolâtrie ; que néanmoins les
Juifs subsisteraient toujours ; qu'il devait sortir de Juda, et qu'il n'y
aurait plus de Rois.
[§] Les Prophètes sont mêlés de prophéties
particulières, et de celles du Messie ; afin que les prophéties du [121]
Messie ne fussent pas sans preuves, et que les prophéties particulières
ne fussent pas sans fruit.
[§] Non habemus Regnem nisi Cæsarem, disaient
les Juifs. Donc JÉSUS- CHRIST était le Messie ; puisqu'ils n'avaient plus
de Roi qu'un étranger, et qu'ils n'en voulaient point d'autre.
[§] Les septante semaines de Daniel sont équivoques
pour le terme du commencement, à cause des termes de la prophétie, et pour
le terme de la fin, à cause des diversités des Chronologistes. Mais toute
cette différence ne va qu'à deux cens ans.
[§] Les prophéties qui représentent JÉSUS-CHRIST
pauvre, le représentent aussi maître des nations.
Les prophéties qui prédisent le temps, ne le
prédisent que maître des Gentils et souffrant, et non dans les nues ni juge.
Et celles qui le représentent ainsi jugeant les nations et glorieux, ne
marquent point le temps. (Is. 53. Zach. 9. 9.)
[§] Quand il est parlé du Messie, [122] comme
grand et glorieux, il est visible que c'est pour juger le monde, et non
pour le racheter. (Is. 65. 15. 16.)
[122]
XVI Diverses preuves de JÉSUS-CHRIST.
POUR ne pas croire les Apôtres, il faut dire
qu'ils ont été trompés, ou trompeurs. L'un et l'autre est difficile. Car,
pour le premier, il n'est pas possible de s'abuser à prendre un homme pour
être ressuscité. Et pour l'autre, l'hypothèse qu'ils aient été fourbes,
est étrangement absurde. Qu'on la suive tout au long. Qu'on s'imagine ces
douze hommes assemblés après la mort de JÉSUS-CHRIST, faisans le complot
de dire qu'il est ressuscité. Ils attaquent par là toutes les puissances.
Le coeur des l'hommes est étrangement penchant à la légèreté, au changement,
aux promesses, aux biens. Si peu qu'un d'eux se fût démenti par tous ces
attraits, et qui plus est par les prisons, par les tortures, et par la mort,
il étaient perdus. Qu'on suive cela.
[§] Tandis que JÉSUS-CHRIST était avec eux,
il les pouvait soutenir. Mais après cela, s'il ne leur est apparu, qui les
a fait agir ?
[§] Le style de l'Évangile est admirable en
une infinité de manières, et entre autres en ce qu'il n'y a aucune invective
de la part des historiens contre Judas, ou Pilate, ni contre aucun des ennemis
ou des bourreaux de JÉSUS-CHRIST.
Si cette modestie des historiens Évangéliques
avait été affectée, aussi bien que tant d'autres traits d'un si beau caractère,
et qu'ils ne l'eussent affectée que pour la faire remarquer eux mêmes, ils
n'auraient pas manqué de se procurer des amis, qui eussent fait ces remarques
à leur avantage. Mais ils ont agi de la sorte sans affectation, et par un
mouvement tout désintéressé, ils ne l'ont fait remarquer par personne :
je [124] ne sais même si cela a été remarqué jusques ici : et c'est ce qui
témoignage la naïveté avec laquelle la chose a été faite.
[§] JÉSUS-CHRIST a fait des miracles, et les
Apôtres ensuite, et les premiers Saints en ont fait aussi beaucoup ; parce
que les prophéties n'étant pas encore accomplies, et s'accomplissant par
aux, rien ne rendait témoignage que les miracles. Il était prédit que le
Messie convertirait les nations. Comment cette prophétie se fût elle accomplie
sans la conversion des nations ? Et comment les nations se fussent elles
converties au Messie, ne voyant pas ce dernier effet des prophéties qui
le prouvent ? Avant donc qu'il fût mort, qu'il fût ressuscité, et que les
nations fussent converties, tout n'était pas accompli. Et ainsi il a fallu
des miracles pendant tout ce temps-là. Maintenant il n'en faut plus pour
prouver la vérité de la Religion Chrétienne ; car les prophéties accomplies
sont un miracle subsistant. [125]
[§] L'état où l'on voit les Juifs est encore
une grande preuve de la Religion. Car c'est une chose étonnante de voir
ce peuple subsister depuis tant d'années, et de la voir toujours misérable
; étant nécessaire pour la preuve de JÉSUS-CHRIST, et qu'ils subsistent
pour le prouver, et qu'ils soient misérables puisqu'ils l'ont crucifié.
Et quoiqu'il soit contraire d'être misérable et de subsister, il subsiste
néanmoins toujours malgré sa misère.
[§] Mais n'ont ils pas été presqu'au même état
au temps de la captivité ? Non. Le sceptre ne fût point interrompu par la
captivité de Babylone, à cause que le retour était promis, et prédit. Quand
Nabuchodonosor emmena le peuple, de peur qu'on ne crût que le sceptre fût
ôté de Juda, il leur fût dit auparavant, qu'ils y seraient peu, et qu'ils
seraient rétablis. Ils furent toujours consolés par les Prophètes, et leurs
Rois continuèrent. Mais la seconde destruction est sans promesse de rétablissement,
sans [126] Prophètes, sans Rois, sans consolation, sans espérance ; parce
que le sceptre est ôté pour jamais.
Ce n'est pas avoir été captif que de l'avoir
été avec l'assurance d'être délivré dans soixante et dix ans. Mais maintenant
ils le sont sans aucun espoir.
[§] Dieu leur a promis qu'encore qu'il les
dispersât aux extrémités du monde, néanmoins s'ils étaient fidèles à sa
loi, il les rassemblerait. Ils y sont très fidèles, et demeurent opprimés.
Il faut donc que le Messie soit venu ; et que la loi qui contenait ces promesses
soit finie par l'établissement d'une loi nouvelle.
[§] Si les Juifs eussent été tous convertis
par JÉSUS-CHRIST, nous n'aurions plus que des témoins suspects ; et s'ils
avaient été exterminés, nous n'en aurions point du tout.
[§] Les Juifs refusent, mais non pas tous.
Les Saints le reçoivent, et non les charnels. Et tant s'en faut que cela
soit contre sa gloire, que c'est le dernier trait qui l'achève. La [127]
raison qu'ils en ont, et la seule qui se trouve dans tous leurs écrits,
dans le Talmud, et dans les Rabbins, n'est que parce que JÉSUS-CHRIST n'a
pas dompté les nations à main armée. JÉSUS-CHRIST a été tué, disent-ils
; il a succombé ; il n'a pas dompté les Païens par sa force ; il ne nous
a pas donné leurs dépouilles ; il ne donne point de richesses. N'ont-ils
que cela à dire ? C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne voudrais point
celui qu'ils se figurent.
[§] Qu'il est beau de voir par les yeux de la foi Darius, Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée, et Hérode agir sans le savoir pour la gloire de l'Évangile !